La Cour européenne des droits de lhomme (cinquième section), 

Vu :

les requêtes (nos 281/15 et 34445/15) dirigées contre la République française et dont la Société Éditrice de Mediapart et deux ressortissants de cet État MM. Hervé Edwy Plenel (plus connu sous le nom dEdwy Plenel et ainsi désigné ci-après) et Fabrice Arti (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de larticle 34 de la Convention de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er décembre 2020,

Rend larrêt que voici, adopté à cette date :

 

INTRODUCTION

1.  Les présentes affaires concernent linjonction faite aux requérants, Mediapart, site dinformation dactualités en ligne, son directeur et un journaliste, de retirer du site du journal la publication dextraits denregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt, principale actionnaire du groupe lOréal. Les requérants invoquent larticle 10 de la Convention.

 

EN FAIT

2.  Les requérants, dans la requête no 281/15, sont la société éditrice de Mediapart (la première requérante, ci-après Mediapart), Edwy Plenel, président et directeur de cette publication (le deuxième requérant) et Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart (le troisième requérant). Les deux derniers requérants sont nés respectivement en 1952 et 1981 et résident à Paris. Dans la requête no 34445/15, les requérants sont également Edwy Plenel et Mediapart. Les requérants sont représentés par Me J.P. Mignard, avocat à Paris.

 

3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M.F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de lEurope et des Affaires étrangères.

 

  1. CONTEXTE DES AFFAIRES
    1. Genèse des publications litigieuses

4.  Dans le courant de lannée 2009, un conflit opposa Mme Bettencourt (décédée en 2017), principale actionnaire du groupe lOréal, à sa fille, à loccasion de donations importantes au profit notamment de B., photographe et écrivain. La fille de Mme Bettencourt accusait ce dernier et des proches de son entourage davoir abusé de la faiblesse de sa mère pour obtenir le versement de ces fonds. Elle déposa une plainte auprès du procureur de la République, qui décida du classement sans suite en septembre 2009. Elle fit alors citer B. directement devant le tribunal correctionnel du chef dabus de faiblesse. Laffaire fut appelée à laudience du 3 septembre 2009, puis reportée.

 

5.  De nombreux organes de presse rendirent compte du déroulement de laffaire (voir, pour plus de détails, Giesbert et autres c. France, nos 68974/11 et 2 autres, §§ 11 à 27, 1er juin 2017).`

 

6.  Avertis de ce que la fille de Mme Bettencourt avait remis à la brigade financière de la police nationale, le 10 juin 2010, des CD-ROMs contenant des enregistrements de conversations tenues au domicile de sa mère entre mai 2009 et mai 2010 par lancien maître dhôtel de cette dernière, P.B., les requérants décidèrent de publier en ligne, entre le 14 et le 21 juin 2010, des extraits de ces enregistrements. Les éléments du dossier ne permettent pas de savoir dans quelles conditions précises les requérants ont eu accès aux enregistrements en cause.

 

7.  Le 16 juin 2010, un article intitulé « Sarkozy, Woerth[1], fraude fiscale, les secrets volés de laffaire Bettencourt » parut sous la signature du troisième requérant. Il y était relaté que le maître dhôtel de Mme Bettencourt avait décidé de « piéger la milliardaire et son entourage » en captant les conversations tenues dans la salle de son hôtel particulier où elle tenait « ses réunions daffaire » avec certains de ses proches dont P.D.M., chargé de la gestion de sa fortune. Larticle publiait des propos regroupés en quatre « actes » : « les interférences de lÉlysée », « les relations avec Éric et Florence Woerth », « les comptes suisses secrets » et la « succession de Liliane Bettencourt ». Il précisait ce qui suit :

« Au-delà du procédé moralement-sinon-pénalement condamnable, ce que révèlent ces documents audio est édifiant, voire stupéfiant. Après avoir pris connaissance de la totalité des enregistrements, Mediapart a donc décidé den publier les extraits les plus significatifs parce que porteurs dinformations dintérêt général. Toutes les allusions à la vie privée et à lintimité des personnes ont bien entendu été exclues. Figurent dans ces verbatims les seuls passages présentant un enjeu public : le respect de la loi fiscale, lindépendance de la justice, le rôle du pouvoir exécutif, la déontologie des fonctions publiques, lactionnariat dune entreprise française mondialement connue. (...)

Le personnage principal, omniprésent dans les enregistrements, cest P.D.M. Il est le patron de C. la structure financière qui gère la fortune de Mme Bettencourt (...). Mediapart sest efforcé dobtenir les réactions des parties concernées et des personnes citées : certaines sont citées dans le cours de cet article, toutes les autres sont à lire ici. »

 

8.  Larticle diffusé le 16 juin, fut suivi de la mise en ligne dautres verbatims les 17, 18 et 21 juin. Celui du 17 juin était intitulé « Madame Woerth, « on lui donnera de largent, parce que cest trop dangereux », celui du 18 juin « Affaire Bettencourt : « jai peur que le fisc tire un fil » et celui du 21 juin « Affaire Bettencourt : trois chèques, trois questions » et il contenait quatre liens permettant lécoute de certains passages des enregistrements. À la fin de chaque article, il était précisé que les journalistes sétaient efforcés dobtenir les réactions des parties concernées et des personnes citées, celles-ci étant alors intégrées dans les publications.

 

9.  Les 21 et 22 juin 2010, P.D.M et Mme Bettencourt saisirent le juge des référés (procédure civile) pour obtenir le retrait de ces publications du site de Mediapart, procédures qui font lobjet des présentes requêtes (paragraphes 16 à 35 ci-dessous).

 

10.  Par la suite, en 2013, lauteur des enregistrements, P.B., et les requérants Edwy Plenel et Fabrice Arfi ainsi que dautres journalistes furent respectivement mis en examen pour avoir porté atteinte à lintimité de la vie privée de Mme Bettencourt et divulgué les enregistrements litigieux (articles 226-1 et 226-2 du code pénal, ci-après CP, paragraphe 44 cidessous). Ces procédures pénales furent jointes et aboutirent au prononcé en 2016 de la relaxe des personnes concernées (voir pour plus de détails, les paragraphes 36 à 42 ci-dessous).

 

  1. Suites de laffaire « Bettencourt » depuis les publications litigieuses

11.  Selon le Gouvernement, le dépôt des CD-ROMs contenant les enregistrements illicites auprès de la police nationale entraîna, le 15 juin 2010, la réouverture des enquêtes portant sur les abus de faiblesse. Fin octobre 2010, le parquet ouvrit deux informations judiciaires relatives aux différents volets de laffaire (abus de faiblesse et violation de lintimité de la vie privée). Le 17 novembre 2010, la Cour de cassation ordonna le dépaysement de tous les volets du dossier Bettencourt au TGI de Bordeaux. Le 14 décembre 2011, B. fut mis en examen pour abus de faiblesse.

 

12.  Entre 2011 et 2013, P.D.M., Éric Woerth et Nicolas Sarkozy, entre autres, furent mis en examen, le premier pour abus de faiblesse et blanchiment de fraude fiscale, le deuxième pour recel de bien provenant dun délit et le troisième pour abus de faiblesse. En octobre 2013, Nicolas Sarkozy bénéficia dun non-lieu.

 

13.  Par un jugement du 28 mai 2015, B. fut déclaré coupable dabus de faiblesse et condamné à trois ans de prison, dont trente mois de prison ferme, 350 000 euros (EUR) damende et 158 millions dEUR au titre des dommages et intérêts au profit de Mme Bettencourt. Par ce même jugement, P.D.M , chargé de la gestion de la fortune de cette dernière, fut condamné à la peine de trente mois demprisonnement dont un an assorti dun sursis simple et à une amende de 250 000 EUR. Il fut également condamné à verser 12 080 000 EUR de dommages et intérêts à Mme Bettencourt. Eric Woerth fut relaxé. Le tribunal retint en particulier, par une motivation de près de quarante pages, que la particulière vulnérabilité de Mme Bettencourt existait de façon certaine à compter de septembre 2006 et quelle était apparente et connue de tous ceux qui la fréquentaient régulièrement.

 

14.  P.D.M. ne fit pas appel de ce jugement. Il conclut un accord financier avec la famille de Mme Bettencourt.

 

15.  Par un arrêt du 24 août 2016, la cour dappel de Bordeaux confirma le jugement sur laction publique concernant B. et infirma sa peine, le condamnant à quatre ans demprisonnement avec sursis, 375 000 EUR damende et la confiscation dune partie de ses biens immobiliers. Elle considéra quil ny avait pas lieu au versement de dommages et intérêts en raison de protocoles transactionnels intervenus entre les parties.

 

  1. LASSIGNATION EN RÉFÉRÉ DES REQUÉRANTS PAR P.D.M. (REQUÊTE NO 281/15)

16.  Le 21 juin 2010, P.D.M. assigna en référé les requérants aux fins de voir, sur le fondement de larticle 809 du code de procédure civile (ci-après CPC, paragraphe 43 ci-dessous) et des articles 226-1 et 226-2 du CP (paragraphe 44 cidessous), ordonné la suppression du site internet de Mediapart de tous les extraits (transcriptions ou extrait audio) des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt et de faire injonction à la société Mediapart de ne pas publier, en tout ou en partie, ces enregistrements, et ce sous astreinte de 10 000 EUR par heure de publication et par extrait publié. Il demanda également la condamnation solidaire des défendeurs à lui payer la somme de 20 000 EUR.

 

17.  Par une ordonnance du 1er juillet 2010, la présidente du tribunal de grande instance (TGI) de Paris le débouta de ses demandes. A la lumière dun examen concret du contenu des informations révélées, elle indiqua que les verbatims concernaient le comportement de B. et ses liens avec Mme Bettencourt, ce qui constituait la genèse de laffaire Bettencourt mais également et surtout la gestion du patrimoine de cette dernière et les liens quelle avait pu entretenir avec le pouvoir politique.

 

18.  Elle retint quétaient cités dans les publications :

-  des entretiens des 21 juillet 2009 et 23 avril 2010 dans lesquels P.D.M. explique à Mme Bettencourt quil a eu des contacts avec le conseiller juridique du président de la République, qui la informé, dune part, que la plainte simple de sa fille allait être classée sans suite (paragraphe 4 ci-dessus) et lui aurait dit, dautre part, : « en première instance, on ne peut rien faire de plus, mais on peut vous dire quen cours dappel, si vous perdez, on connaît très, très bien le procureur ». La présidente du TGI de Paris estima que « ces échanges, faisant état de différentes interventions dans une instance judiciaire, non seulement ne révèlent pas des informations attentatoires à la vie privée de P.D.M. mais encore justifient par leur importance et leur nature au regard du contexte de laffaire quils soient portés à la connaissance du public » ;

-  des entretiens des 29 octobre 2009 et 23 avril 2010 entre Mme Bettencourt et P.D.M. concernant une collaboratrice chargée de la gestion dune partie des biens de lOréal, au cours desquels il est souligné quelle est lépouse du ministre du Budget embauchée à la demande de son mari. P.D.M. indique quil sest trompé lorsquil la engagée et fait part de son intention daller voir le ministre pour lui dire quon ne peut plus « avoir sa femme » ;

-  un enregistrement du 4 mars 2010 concernant des chèques de 7 500 EUR émis par Mme Bettencourt pour la campagne dune femme et de deux hommes politiques commenté dans larticle du 21 juin précité intitulé « Affaire Bettencourt : trois chèques, trois questions » ;

-  un entretien du 23 octobre 2009 dans lequel P.D.M. explique quil serait très heureux de pourvoir acheter « le bateau de ses rêves » en précisant quil faut que cela se fasse « de la main à la main » et que la somme prélevée à cet effet sur un compte en Suisse lui soit remise sans que personne ne soit au courant et surtout pas le banquier ni la fille de Mme Bettencourt ;

-  différents entretiens, dont un du 27 octobre 2009 entre Mme Bettencourt et P.D.M. concernant lexistence de plusieurs comptes en Suisse, desquels il ressort que ce dernier indique quil est en train de transférer ces comptes dans dautres pays ;

-  des entretiens enregistrés les 4 et 12 mars 2010 dans lesquels P.D.M. fait part à Mme Bettencourt du souhait de B. de ne plus apparaître dans la succession, compte tenu de limminence du procès pénal, ainsi que des conversations évoquant le comportement de B.

 

19.  La présidente du TGI jugea à leur égard ce qui suit :

« Lensemble de ces propos de nature professionnelle pour P.D.M. et exclusivement patrimoniale pour Liliane Bettencourt, relève de la légitime information du public sagissant de la principale actionnaire de lune des très grandes entreprises françaises, étant observé au surplus que les problèmes fiscaux et lévasion des capitaux constituent un sujet dintérêt général. De la même façon, la mise en cause de lemployeur de lépouse dun ministre de la République ainsi que lévocation des sources de financement dun parti politique sont des informations qui, relevant du débat démocratique, peuvent être légitimement portées à la connaissance du public.

[Les entretiens des 4 et 12 mars] concernent également des éléments sortant de la sphère privée dès lors que leur évocation est justifiée par lactualité judiciaire relative à laffaire très médiatisée. »

 

20.  Elle conclut quordonner le retrait de documents relevant de la publication dinformations légitimes et intéressant lintérêt général reviendrait à exercer une censure contraire à lintérêt public, sauf à ce que soit contesté le sérieux de la reproduction des enregistrements ce qui nétait pas le cas en lespèce.

 

21.  Par un arrêt du 23 juillet 2010, rectifié le 30 juillet, la cour dappel de Paris confirma lordonnance du 1er juillet 2010 rendue par la présidente du TGI de Paris. Elle considéra que le seul fait que les propos diffusés aient été enregistrés sans le consentement de leur auteur nétait pas en lui-même suffisant pour qualifier de manifestement illicite le trouble causé par leur diffusion, mais quils devaient en outre porter « atteinte à lintimité de la vie privée dautrui » comme lénonce larticle 226-1 du CP. En conséquence, elle jugea que le premier juge avait décidé à bon droit de se pencher sur le contenu des enregistrements diffusés sur le site de Mediapart :

« Que la cour fera sienne lanalyse (...) au terme de laquelle il apparaît que les propos litigieux sont de nature professionnelle pour P.D.M. et patrimonial pour Mme Bettencourt.

Considérant quil sera observé que les informations ainsi révélées qui mettent en cause la principale actionnaire de lun des premiers groupes industriels français, et dont lactivité et les libéralités font lobjet de très nombreux commentaires publics, relèvent de la légitime information du public ; quil en est a fortiori de même lorsque ces informations concernent lemployeur de la femme dun ministre de la République, alors trésorier dun parti politique ;

Que lensemble de ces éléments appréciés dans le cadre de léquilibre recherché entre le droit au respect de la vie privée et la liberté dinformation, conduit à la confirmation de la décision déférée. »

 

22.  P.D.M. forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt.

 

23.  Le 6 octobre 2011, la Cour de cassation cassa larrêt dappel, comme suit, et renvoya la cause devant la cour dappel de Versailles :

« Vu les articles 226-1 et 226-2 du code pénal ensemble larticle 809 du code de procédure civile ; (...)

Attendu cependant que constitue une atteinte à lintimité de la vie privée, que ne légitime pas linformation du public, la captation, lenregistrement ou la transmission sans le consentement de leur auteur des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ; doù il suit quen statuant comme elle la fait, quand il ressort de ses propres constatations que les entretiens litigieux présentent un tel caractère, la cour dappel a violé les textes susvisés ;»

 

24.  Par un arrêt du 4 juillet 2013, la cour dappel de Versailles infirma lordonnance du 1er juillet 2010 et condamna les requérants à la sanction suivante :

« -Ordonne le retrait du site www.mediapart.fr, dans les huit jours suivant la signification de larrêt sous astreinte, passé ce délai, de 10 000 EUR par jour de retard et par infraction constatée, de toute publication de tout ou partie de la retranscription des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt ;

-Fait également injonction à la société Mediapart de ne plus publier tout ou partie des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt, sur tous supports, électronique, papier ou autre, édités par elle et/ou avec son assistance directe ou indirecte, et ce sous astreinte de 10 000 EUR par extrait publié à compter de la signification du présent arrêt ;

- Condamne in solidum [les requérants] à verser la somme de 1 000 EUR à P.D.M à titre de provision à valoir sur la réparation de son préjudice moral. »

 

25.  Elle motiva sa décision comme suit :

« Considérant en premier lieu, quil nest pas contesté par les défendeurs que les enregistrements ont été effectués dans un lieu privé, à linsu des personnes qui sy trouvaient, et notamment de P.D.M., pendant une période qui sest étendue de mai 2009 à mai 2010, au moyen de la pose dun appareil enregistreur par le maître dhôtel de Liliane Bettencourt ; quil nest pas davantage contesté que les défendeurs à la saisine avaient conscience du caractère illicite de la provenance de ces enregistrements, le journal Mediapart se référant à des enregistrements « clandestins » ou « pirates » et qualifiant le procédé de « moralement – sinon pénalement- condamnable » ;

Que ces enregistrements, pratiqués de façon clandestine, ont, par leur localisation et leur durée, nécessairement conduit leur auteur à pénétrer dans lintimité des personnes concernées et de leurs interlocuteurs ;

Quil importe peu que les défendeurs aient procédé à un tri au sein des enregistrements diffusés pour ne rendre publics que les éléments ne portant pas atteinte, selon eux, à la vie privée des personnes concernées ; que la cour observe, surabondamment, que les propos tenus par [P.D.M]., qui expriment ponctuellement des sentiments ou des jugements de valeur, ou traduisent des attentes personnelles vis -à-vis de Liliane Bettencourt, ne lont été que parce que lintéressé était assuré du caractère confidentiel des échanges auxquels il a participé ;

Que la diffusion par les défendeurs denregistrements quils savaient provenir dune intrusion dans la sphère intime de Liliane Bettencourt et de la violation du caractère confidentiel de paroles échangées par P.D.M. avec lintéressée et dautres personnes caractérise le trouble manifestement illicite exigé par larticle 809 du code de procédure civile, au regard des articles 226-1 et 226-2 du code pénal, visés dans lassignation ;

Quil résulte par ailleurs de larticle 10 de la Convention que lexercice de la liberté de recevoir ou de communiquer des informations comporte des responsabilités et peut être soumis à certaines restrictions, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation ou des droits dautrui, pour empêcher la divulgation dinformations confidentielles ;

Que lexigence de linformation du public dans une société démocratique énoncée à larticle 10 de la Convention susvisée, qui aurait pu être satisfaite par un travail dinvestigation et danalyse mené sous le bénéfice du droit au secret des sources, ne peut légitimer la diffusion, même par extraits, denregistrements obtenus en violation du droit au respect de la vie privée dautrui, affirmé par larticle 8 de ladite Convention ;

Quil importe peu, enfin, que depuis leur diffusion, les informations concernées aient été reprises, analysées et commentées par la presse, dès lors quil résulte de laccès aux enregistrements litigieux par le biais du site de Mediapart un trouble persistant à lintimité de la vie privée de P.D.M (...) »

 

26.  Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. À cette occasion, ils déposèrent une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contestant la conformité au droit à la liberté dexpression, garanti par larticle 11 de la déclaration universelle des droits de lhomme et du citoyen de 1789, des articles 226-1 et 226-2 du CP, tels quinterprétés par la Cour de cassation, en ce quils interdisent de façon générale et absolue toute diffusion de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel enregistrées sans le consentement de leur auteur.

 

27.  Par ailleurs, dans leur mémoire en cassation, les requérants firent valoir que linterdiction de publication prescrite par larticle 226-2 du code pénal ne pouvait résulter uniquement des conditions dobtention des enregistrements mais impliquait que leur contenu porte effectivement atteinte à lintimité de la vie privée. Dans un second moyen de cassation fondé sur larticle 10 de la Convention, les requérants soulignèrent que la cour dappel de Versailles avait fait primer le droit au respect de la vie privée sans procéder à une mise en balance des intérêts, cest-à-dire sans rechercher si le contenu des enregistrements contribuait à un débat dintérêt général. Ils soutinrent à cet égard que les enregistrements produits concernaient trois sujets majeurs au cœur de la vie publique : une possible fraude fiscale par lactionnaire majoritaire de lun des principaux groupes industriels français, un conflit dintérêt résultant des liens entre cette personne et la femme de M. Woerth, alors ministre du Budget, et le financement de partis politiques et de campagnes électorales.

 

28.  Par un arrêt du 5 février 2014, la Cour de cassation dit quil ny avait pas lieu de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel. Elle considéra que la question nétait ni nouvelle ni sérieuse. À cet égard, elle indiqua que, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, le droit de toute personne au respect de sa vie privée recouvrait notamment lusage précis que chacun fait de sa fortune, sauf son consentement établi à une divulgation. Elle ajouta que les articles 226-1 et 226-2 du CP, dispositions de droit commun et non de droit de la presse ne présentaient pas une portée générale et absolue :

« (...) laissant déjà hors de leur domaine les interceptions de conversations opérées à de strictes conditions légales par les autorités publiques en charge de la lutte contre le crime, [ils] régissent seulement la captation et la diffusion, par des particuliers et à linsu de leur auteur, de propos relatifs à sa vie privée, et excluent de leur champ dapplication toutes paroles étrangères à cet objet, fussent-elles tenues à titre privé et dans un lieu privé, à moins que leur interception clandestine, par leur conception, leur objet et leur durée, aient nécessairement conduit celui qui la mise en place à pénétrer délibérément dans la vie privée de la personne concernée. »

 

29.  Par un arrêt du 2 juillet 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle considéra, dune part, que les constatations de larrêt dappel établissaient que les propos publiés issus de captations sanctionnées par le CP étaient, « quels quaient été les intitulés médiatiques qui les présentaient », relatifs tant « aux utilisations que Mme Bettencourt décidait de sa fortune quà des sentiments, jugements de valeur et attentes personnelles de P.D.M à son endroit » et ainsi constitutifs dune atteinte à lintimité de la vie privée. Elle ajouta, dautre part, ce qui suit :

« (...) attendu que larrêt [de la cour dappel], après avoir rappelé que larticle 10 de la Convention (...) dispose que la liberté de recevoir et communiquer des informations peut être soumise à des restrictions prévues par la loi et nécessaires, dans une société démocratique, à la protection des droits dautrui afin dempêcher la divulgation dinformations confidentielles, retient exactement quil en va particulièrement ainsi du droit au respect de la vie privée, lui-même expressément affirmé par larticle 8 de la même Convention, lequel, en outre, étend sa protection au domicile de chacun ; quil sensuit que, si, dans une telle société, et pour garantir cet objectif, la loi pénale prohibe et sanctionne le fait dy porter volontairement atteinte, au moyen dun procédé de captation, sans le consentement de leur auteur, de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel, comme de les faire connaître du public, le recours à ces derniers procédés constitue un trouble manifestement illicite, que ne sauraient justifier la liberté de la presse ou sa contribution alléguée à un débat dintérêt général, ni la préoccupation de crédibiliser particulièrement une information, au demeurant susceptible dêtre établie par un travail dinvestigation et danalyse couvert par le secret des sources journalistiques, la sanction par le retrait et linterdiction ultérieure de nouvelle publication des écoutes étant adaptée et proportionnée à linfraction commise, peu important, enfin, que leur contenu, révélé par la seule initiative délibérée et illicite dun organe de presse de les publier, ait été ultérieurement repris par dautres. »

 

  1. LASSIGNATION EN RÉFÉRÉ DES REQUÉRANTS PAR MME BETTENCOURT (REQUÊTE NO 34445/15)

30.  À la suite de la publication des extraits des enregistrements dans les articles précités, Mme Bettencourt saisit le juge des référés le 22 juin 2010, sur le même fondement que P.D.M. dans la requête no 281/15, aux fins dobtenir leur retrait et leur non-publication ultérieure. Elle demanda également la condamnation solidaire des défendeurs à lui payer la somme de 50 000 euros.

 

31.  Par une ordonnance du 1er juillet 2010, confirmée par la cour dappel de Paris le 23 juillet 2010, la présidente du TGI de Paris débouta Mme Bettencourt de ses demandes pour les mêmes raisons que celles indiquées précédemment (paragraphes 17 à 20 ci-dessus). Saisie dun pourvoi formé par Mme Bettencourt, la Cour de cassation, par un arrêt du 6 octobre 2011, cassa larrêt dappel dans les termes précités au paragraphe 23 ci-dessus et renvoya laffaire devant la cour dappel de Versailles.

 

32.  Par un arrêt du 4 juillet 2013, la cour dappel de Versailles infirma lordonnance de la présidente du TGI de Paris du 1er juillet 2010, pour lessentiel dans les mêmes termes que ceux indiqués au paragraphe 25 cidessus, retenant à titre surabondant et sagissant de Mme Bettencourt que « les enregistrements diffusés, en ce quils fournissent des indications sur sa capacité à se remémorer certains évènements ou certaines personnes ainsi quà suivre des conversations sur un mode allusif, intéressent son état de santé et par suite son intimité ». Elle ordonna le retrait des publications litigieuses, sous astreinte, et fit également injonction de ne plus publier tout ou partie des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt. Elle condamna in solidum les requérants à verser la somme de 20 000 EUR à Mme Bettencourt à titre de provision à valoir sur la réparation de son préjudice moral

 

33.  Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. À cette occasion, ils déposèrent une QPC semblable à celle formulée au cours de la procédure en référé initiée par P.D.M. (paragraphe 26 ci-dessus).

 

34.  Par un arrêt du 3 septembre 2014, la Cour de cassation dit quil ny avait pas lieu de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel pour les raisons suivantes :

« (...) [Le dispositions litigieuses] ne trouvent pas à sappliquer à toute interception clandestine des paroles dautrui, mais seulement, de façon équilibrée, lorsque latteinte à la vie privée résulte soit de la teneur intrinsèque des propos enregistrés, soit des conception-objet-durée du dispositif de captation ainsi mis en place (...)

Quen outre, le droit au respect de la vie privée (...), et en particulier de linviolabilité du domicile (...) recouvre, selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, les propos tenus par chacun à son domicile quant à lusage précis quil fait des éléments de sa fortune personnelle, leur intérêt allégué pour un débat public nayant jamais conduit le législateur, dans lexercice de son propre pouvoir dappréciation, à voir là un fait justificatif dont la liberté de la presse permettrait daffranchir les journalistes au regard des dispositions de droit pénal commun critiquées. »

 

35.  Par un arrêt du 15 janvier 2015, la Cour de cassation indiqua que latteinte à lintimité de la vie privée de Mme Bettencourt, « que ne légitime pas linformation du public » était constituée, comme larrêt dappel le relevait, par le fait que les enregistrements publiés, outre leur réalisation pendant une année, lavaient été au domicile de Mme Bettencourt, à son insu et en pleine conscience de leur origine illicite. Pour le reste, elle rejeta le pourvoi des requérants dans des termes identiques à ceux figurant dans son arrêt du 2 juillet 2014 et cités au paragraphe 29 ci-dessus.

 

  1. PROCÉDURE PÉNALE DIRIGÉE CONTRE LES REQUÉRANTS

36.  Le 30 août 2013, P.B., lauteur des enregistrements, fut renvoyé par le juge dinstruction devant le tribunal correctionnel de Bordeaux sur le fondement de larticle 226-1 du CP. Les deuxième et troisième requérants, ainsi que dautres journalistes du journal Le Point, furent renvoyés devant ce tribunal sur le fondement de larticle 226-2 du CP.

 

37.  Par un jugement du 12 janvier 2016, ils furent tous relaxés. Mme Bettencourt, seule partie civile ne sétant pas désistée de sa plainte (P.D.M layant fait dès 2011), ne fit pas appel de ce jugement.

 

38.  Par un arrêt du 21 septembre 2017, sur appel du procureur de la République, la cour dappel de Bordeaux confirma le jugement.

 

39.  Elle jugea, sagissant de P.B., que les éléments de linfraction étaient réunis. Toutefois, elle le relaxa car son action sétait inscrite dans le cadre dun état de nécessité. Il existait manifestement un risque important que Mme Bettencourt, dont la fragilité et la vulnérabilité apparaissaient évidente à lécoute des conversations, ne soit très gravement spoliée ou même dépouillée par divers membres de son entourage, et que lacte délictueux commis était nécessaire à cette menace :

« (...) lanalyse de la chronologie de lensemble de ce quil est convenu dappeler laffaire Bettencourt fait apparaître le caractère effectivement décisif quont eu ces enregistrements pour la recherche de la vérité et donc la protection des personnes gravement menacées dans leurs biens mais aussi dans leur personne même. »

Elle ajouta quil ny avait pas de disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace dès lors que « dans cette espèce si particulière » la personne dont lintimité de la vie privée a été violée avait finalement été protégée malgré elle par lacte accompli.

 

40.  En ce qui concerne les requérants, la cour dappel jugea que cétait à juste titre que le tribunal avait considéré que le seul fait que les propos aient été enregistrés sans le consentement de leur auteur nétait pas suffisant pour constater linfraction qui leur était reprochée. Appréciant le contenu des enregistrements publiés par les requérants, elle indiqua que dans leur grande majorité ils concernaient des sujets dintérêt public mais quils faisaient aussi apparaître des éléments de nature privée ou confidentielle relatifs à la santé de Liliane Bettencourt, notamment à ses problèmes de surdité, à ses fréquentes pertes de mémoire et à laffaiblissement de son discernement.

Rappelant quune proposition de loi de mise en place dune immunité de principe au bénéfice des journalistes dans le contexte examiné navait pas abouti (paragraphe 45 ci-dessous), la cour jugea alors nécessaire de se livrer à un examen de léquilibre entre le droit au respect de la vie privée et le droit à linformation du public ainsi que le devoir des journalistes de faire respecter ce droit. Elle décida ce qui suit.

 

41.  Premièrement, les articles abordent tous de manière plus ou moins centrale des sujets relevant indiscutablement de lintérêt général. Deuxièmement, le caractère de personnage public important de Mme Bettencourt est incontestable et les informations diffusées ne paraissent pas avoir eu pour objectif premier de satisfaire la curiosité dun certain public quant à sa vie privée. Troisièmement, Mme Bettencourt, malgré son importance stratégique pour léconomie française na jamais cultivé, avant l« affaire », de proximité relationnelle particulière avec les médias. Quatrièmement, laccès aux enregistrements est protégé par le secret des sources des journalistes et ces derniers ne sont pas à lorigine des enregistrements, rien ne permettant en outre daffirmer quils nont pas procédé sérieusement à un travail de vérification et de choix des articles. Cinquièmement, si lon peut penser que les journalistes ont insisté sur certains aspects touchant à la vie privée de Mme Bettencourt de manière inutile et si lon peut sinterroger sur le choix fait de donner accès à une partie des enregistrements eux-mêmes, et « sa dimension spectaculaire inutile », les informations publiées ne lont pas été sous une forme privilégiant la mise à nu de lintimité de la personne concernée. Enfin, sagissant de la répercussion des articles litigieux, la cour dappel indiqua que MmeBettencourt, elle-même, présente en première instance, avait fait observer que les journalistes avaient fait leur travail et avait admis, plus ou moins implicitement, que la réalisation des enregistrements et leur diffusion avaient finalement permis de protéger ses intérêts.

 

42.  La cour dappel conclut quen publiant les extraits litigieux et les commentaires de contextualisation les accompagnant, les requérants navaient pas eu lintention de porter atteinte à lintimité de la vie privée de Mme Bettencourt.

 

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

43.  Larticle 809 alinéa 1 du CPC, applicable à lépoque des faits, dispose que :

« Le président peut toujours, même en présence dune contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui simposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. »

 

44.  Les articles 226-1 et 226-2 du CP disposent que :

Article 226-1

« Est puni dun an demprisonnement et de 45 000 euros damende le fait, au moyen dun procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à lintimité de la vie privée dautrui :

1o En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ; (...) »

Article 226-2

« Est puni des mêmes peines le fait de conserver, porter ou laisser porter à la connaissance du public ou dun tiers ou dutiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à laide de lun des actes prévus par larticle 2261.

Lorsque le délit prévu par lalinéa précédent est commis par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables. »

 

45.  Larticle 4 de la loi visant à renforcer la liberté, lindépendance et le pluralisme des médias adoptée le 6 octobre 2016 et relatif à la protection des sources des journalistes prévoyait ce qui suit :

« IV. La détention, par une personne mentionnée au I du présent article, de documents, dimages ou denregistrements sonores ou audiovisuels, quel quen soit le support, provenant (...) du délit datteinte à lintimité de la vie privée ne peut constituer le délit (...) prévu à larticle 226-2 du même code lorsque ces documents, images ou enregistrements sonores ou audiovisuels contiennent des informations dont la diffusion au public constitue un but légitime dans une société démocratique ; »

Dans une décision no 2016-738 DC du 10 novembre 2016, le Conseil constitutionnel, saisi par des députés et des sénateurs, a déclaré cet article non conforme à la Constitution. Ces derniers faisaient valoir que limmunité pénale instituée par larticle 4 méconnaissait, en raison de létendue de son champ, le droit au respect de la vie privée, linviolabilité du domicile, le secret des correspondances et le principe dégalité. Ils contestaient également limprécision de la notion « but légitime dans une société démocratique ». Le Conseil constitutionnel a jugé ce qui suit :

« (...) Cette immunité (...) interdit par ailleurs des poursuites (...) pour atteinte à lintimité de la vie privée, délits punis de cinq ans demprisonnement et visant à réprimer des comportements portant atteinte au droit au respect de la vie privée et au droit au secret des correspondances.

Il résulte de ce qui précède (...) que le législateur na pas assuré une conciliation équilibrée entre dune part la liberté dexpression et de communication, et dautres part, dautres exigences constitutionnelles dont le droit au respect de la vie privée ; il na pas non assurée une conciliation équilibrée entre cette même liberté et les exigences inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, la recherche des auteurs dinfraction et la prévention des atteintes à lordre public nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle ; »

 

EN DROIT

 

  1. JONCTION DES REQUÊTES

46.  Eu égard à la similarité de lobjet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

 

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE LARTICLE 10 DE LA CONVENTION

47.  Les requérants allèguent que linjonction judiciaire les obligeant à retirer du site du journal Mediapart la publication dextraits des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt porte atteinte à leur droit à la liberté dexpression. Ils invoquent larticle 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté dexpression. Ce droit comprend la liberté dopinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans quil puisse y avoir ingérence dautorités publiques (...)

2.  Lexercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à lintégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de lordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits dautrui, pour empêcher la divulgation dinformations confidentielles ou pour garantir lautorité et limpartialité du pouvoir judiciaire. »

  1. Sur la recevabilité

48.  Le Gouvernement demande le rejet des requêtes pour défaut manifeste de fondement. Il considère que la mise en balance de la liberté dexpression avec le droit au respect de la vie privée effectuée par les juridictions internes sest faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour. Cette dernière na donc aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui des juridictions internes.

 

49.  Les requérants ne se prononcent pas sur lexception soulevée par le Gouvernement.

 

50.  La Cour estime que le grief soulève des questions appelant un examen au fond de la violation alléguée de larticle 10 de la Convention et non un examen de recevabilité (mutatis mutandisGürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019).

 

51.  Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à larticle 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

 

  1. Sur le fond
    1. Les requérants

52.  Les requérants font tout dabord observer que la méthodologie de la Cour relative à la résolution du conflit entre les droits à la liberté dexpression et au respect de la vie privée a été appliquée au cours de la procédure pénale engagée contre eux et quelle a abouti à leur relaxe (paragraphes 36 à 42 ci-dessus).

 

53.  Les requérants constatent par ailleurs que le Gouvernement omet dindiquer que létat de santé de Mme Bettencourt la rendait pratiquement incapable de prendre des décisions éclairées sur la gestion de sa fortune. Cet élément déterminant, au cœur de la procédure pénale ayant abouti à la condamnation de P.D.M. pour abus de faiblesse (paragraphes 13 ci-dessus), nétait pas connu selon eux de la Cour de cassation dans les présentes espèces. Lors de lexamen des seconds pourvois, elle naurait pas eu connaissance de lexpertise médicale de Mme Bettencourt ordonnée par les juridictions pénales.

 

54.  Ils ne partagent pas lappréciation faite par le Gouvernement sur le contenu des conversations publiées (paragraphe 67 ci-dessous). Contrairement à celui-ci, ils estiment que celles relatives à la santé de Mme Bettencourt ou à sa succession étaient aussi dintérêt général car au cœur même de laffaire Bettencourt. Ils désapprouvent à cet égard linvocation faite par le Gouvernement de l« espérance légitime » de Mme Bettencourt de voir protéger sa vie privée (paragraphe 63 ci-dessous) dès lors que cest précisément son état de santé et sa surdité qui ont permis la commission de labus de faiblesse à son égard. P.D.M. ne pouvait pas davantage se prévaloir dune telle espérance car il ne cessait dagir pour camoufler les délits pour lesquels il a été lourdement condamné. Sil sest abstenu de communiquer sur son rôle de gestionnaire, cétait pour se protéger de toute investigation quant à son entreprise criminelle.

 

55.  Les requérants soutiennent encore que le Gouvernement dénature leur travail journalistique en affirmant quils ne pouvaient ignorer quils portaient atteinte à la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt (paragraphe 65 ci-dessous). Ils rappellent quavant la publication, ils ont pris soin de préciser que seules les informations contribuant à un débat dintérêt général seraient publiées. Ils ont par ailleurs sollicité les observations des personnes mises en cause avant la publication (paragraphes 7 et 8 ci-dessus). En définitive, et même sils ont admis le caractère moralement sinon pénalement condamnable du procédé utilisé, ils soulignent que seuls leurs écrits comptent et non lorigine du matériau exploité dès lors quaucune altération nest prouvée.

 

56.  Les requérants estiment que les juridictions pénales ont apporté une réponse à la vision restrictive du métier de journaliste de la Cour de cassation. Elles ont refusé de les sanctionner sans avoir, au préalable, analysé le contenu des articles (paragraphes 40 à 42 ci-dessus), comme lavaient fait le tribunal et la cour dappel saisis initialement des procédures en référé (paragraphes 17 à 21 ci-dessus).

 

57.  Les requérants dénoncent encore le silence du Gouvernement concernant la relaxe de P.B., lauteur des enregistrements, au motif quil a agi en état de nécessité afin de protéger Mme Bettencourt.

 

58.  Enfin, les requérants considèrent que la sanction est grave et disproportionnée. Prononcée après plus de trois années de procédure, ils contestent le caractère général et illimité dans le temps de linterdiction de publier quils qualifient de censure. Ils produisent une copie papier dun article intitulé « Notre dossier : laffaire Bettencourt » publié sur le site de Mediapart. Cet article indique ce qui suit :

« (...) depuis la décision du 4 juillet 2013, Mediapart na plus le droit de diffuser les enregistrements du majordome de Liliane Bettencourt. Au total, 70 articles se référant et citant ces enregistrements ont été censurées depuis cette date, à la demande de P.D.M., aujourdhui condamné en première instance notamment à 30 mois demprisonnement dont 12 avec sursis. »

Les requérants font valoir que les articles mis en ligne directement et librement par des abonnés dans leur espace de contribution et citant ou se référant aux enregistrements litigieux ont dû être aussi dépubliés.

 

59.  Enfin, selon les requérants, la sanction est également disproportionnée en ce quelle a été prononcée par un juge des référés, juge de lurgence et du provisoire, et quelle est devenue définitive en labsence de toute action engagée au fond.

 

  1. Le Gouvernement

60.  Le Gouvernement admet que la condamnation civile des requérants constitue une ingérence dans lexercice de leur droit à la liberté dexpression. Il soutient en revanche quelle est prévue par la loi, à savoir les articles 809 du CPC et les articles 226-1 et 226-2 du CP. Il ajoute que lincrimination des atteintes à la vie privée a pour but dassurer le respect de la réputation dautrui, principe consacré par larticle 8 de la Convention, et en déduit que lingérence dénoncée par les requérants visait lun des buts légitimes énumérés par le second paragraphe de larticle 10 : la « protection de la réputation ou des droits dautrui », ceux de Mme Bettencourt et de P.D.M.

 

61.  Le Gouvernement considère que lingérence était nécessaire dans une société démocratique. La condamnation des requérants était justifiée par des motifs pertinents et suffisants et proportionnée au but légitime poursuivi eu égard aux critères rappelés par la Cour dans laffaire Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no40454/07, CEDH 2015 (extraits)) suivants : 1o la contribution à un débat dintérêt général ; 2o la notoriété de la personne visée et lobjet du reportage ; 3o le comportement antérieur de la personne concernée ; 4o le mode dobtention des informations et leur véracité ; 5o le contenu, la forme et les répercussions de la publication ; 6o la sanction prononcée.

 

62.  Premièrement, le Gouvernement ne conteste pas que la parution des articles litigieux contribuait à un débat dintérêt général au sens de la jurisprudence de la Cour.

 

63.  Deuxièmement, sagissant de P.D.M, le Gouvernement estime quil ne peut pas être considéré comme une personne publique. À lépoque des enregistrements litigieux, il était gestionnaire de la fortune de Mme Bettencourt et non investi à ce titre dune fonction officielle. Par ailleurs, si les conversations faisant lobjet de la publication concernent pour lessentiel sa vie professionnelle, elles font aussi ressortir des aspects relatifs à sa vie privée (paragraphe 29 ci-dessus). Nétant que victime collatérale de lintérêt que la presse a porté à la gestion que Mme Bettencourt faisait de sa fortune, P.D.M. pouvait se prévaloir dune espérance légitime de protection et de respect de sa vie privée (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 97, CEDH 2012). Sagissant de Mme Bettencourt, le Gouvernement reconnaît quà la tête de lune des plus grandes fortunes de France elle est une personne publique. Pour autant, il soutient quelle nexerçait aucune fonction officielle susceptible de restreindre son droit au respect de sa vie privée. Avant « laffaire », elle avait toujours tenu à préserver son intimité et navait jamais fait lobjet dun quelconque intérêt de la part des médias. Si les articles litigieux mettent en avant les choix de Mme Bettencourt quant à la gestion de son patrimoine, ils contenaient également des éléments dénués de liens avec un débat dintérêt général. Ainsi, même connue du public, cette dernière pouvait se prévaloir dune espérance légitime de voir sa vie privée protégée au sein de son domicile.

 

64.  Troisièmement, le Gouvernement constate que le caractère non consenti des écoutes litigieuses est avéré. Ni Mme Bettencourt, qui était toujours restée discrète sur sa vie privée, ni son gestionnaire de fortune, qui navait jamais communiqué sur son activité, ne pouvaient anticiper lusage qui a été fait des informations frauduleusement recueillies. Ils nont pas contribué à la violation de leur vie privée par leur comportement.

 

65.  Quatrièmement, le Gouvernement souligne le caractère déloyal des enregistrements clandestins relayés par les requérants. Ces derniers ne pouvaient ignorer que leur publication littérale portait gravement atteinte à la vie privée de P.D.M. et à celle de Mme Bettencourt, en contradiction avec leurs devoirs. La simple reconnaissance du caractère frauduleux du mode dobtention des conversations natténue pas leur responsabilité : les retranscriptions, sans précaution, y compris sans modifier les voix, ont considérablement aggravé la violation de la vie de privée des personnes concernées. Le Gouvernement précise que cette diffusion était illimitée et accessible aux abonnés de Mediapart (entre 50 000 et 60 000 en 2011).

 

66.  Ainsi, tant au regard de leur objet que de leur durée mais également du lieu dans lequel les enregistrements ont été faits, les juridictions ont pu légitimement estimer que la diffusion et la retranscription des propos litigieux étaient par leur nature, et donc leur gravité, attentatoires à la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt. Le Gouvernement se réfère à cet égard à la position de la Cour de cassation dans ses arrêts des 5 février et 3 septembre 2014 (paragraphes 28 et 34 ci-dessus).

 

67.  Cinquièmement, et sagissant du contenu et de la forme des publications, le Gouvernement estime que le tri opéré par les requérants, sil a permis déchapper à un voyeurisme malsain, ne suffit pas à caractériser labsence datteinte à lintimité de la vie privée dautrui. Les condamnations prononcées sont fondées sur la diffusion déléments obtenus au prix dune violation grave de lintimité de la vie privée mais aussi sur le fait que les propos contenaient des éléments relatifs à lintimité, comme la santé de Mme Bettencourt, ses relations avec sa fille, son état de confusion et sa succession. Or, la Cour de cassation, après avoir mis en balance la violation de la vie privée avec linformation du public, a jugé que cette dernière aurait pu se faire de façon loyale au regard du secret des sources journalistiques. Enfin, le Gouvernement estime que les requérants auraient pu se contenter de retranscrire le sens des propos qui révélaient les liens de Mme Bettencourt avec le pouvoir politique, et de ne pas mentionner P.D.M.

 

68.  Quant aux répercussions de larticle, le Gouvernement souligne que les requérants savaient que les articles, aux titres accrocheurs, seraient repris par un grand nombre dautres médias. Leur publication, à quatre dates différentes, dont une partie sous forme audio, a contribué à amplifier latteinte portée à la vie privée. Les requérants ne sauraient avancer que les publications litigieuses ont permis la poursuite dinfractions pénales et quils auraient ainsi joué un rôle dans la protection de Mme Bettencourt. Cest le dépôt des enregistrements auprès des services de police qui a permis lavancée de la procédure relative aux abus de faiblesse (paragraphe 11 ci-dessus) et non leur publication par les requérants.

 

69.  Le Gouvernement soutient que la relaxe des requérants décidée par les juridictions pénales ne remet pas en cause lillégitimité de leurs publications. La cour dappel de Bordeaux a bien considéré que les extraits litigieux dévoilaient des informations relatives à la vie privée (paragraphe 40 ci-dessus). De plus, le raisonnement de la juridiction pénale ne saurait être assimilé ni comparé à celui de la juridiction civile. Lappréciation de la proportionnalité de latteinte à la liberté dexpression est différente selon quest en jeu une condamnation pénale ou la publication dans la presse déléments relevant de la vie privée des individus.

 

70.  Sixièmement, le Gouvernement estime que la sanction prononcée par le juge des référés, dont loffice est différent de celui du juge du fond, visait légitimement à mettre fin au trouble manifestement illicite causé à Mme Bettencourt et P.D.M. Contrairement aux requérants, il considère que le retrait des propos trois années après leur publication nest pas disproportionné. Les informations contribuant au débat dintérêt général contenues dans les articles litigieux avaient déjà fait lobjet dune large diffusion et, pour remplir lobjectif dinformation du public visé, il nétait pas nécessaire que les enregistrements sonores soient laissés en écoute libre pendant une durée indéterminée. De plus, laffaire dite « Bettencourt » nétait plus de la même actualité en 2013 que lors de la publication en 2010. Par ailleurs, seul un retrait des enregistrements pouvait mettre fin au trouble persistant à lintimité de la vie privée. Enfin, les provisions allouées à Mme Bettencourt et P.D.M. étaient dun montant adapté à la violation de leur vie privée.

 

71.  En conclusion, le Gouvernement considère que le débat dintérêt général auquel les articles litigieux entendaient contribuer ne justifiait pas la diffusion des enregistrements alors que tant leur mode dobtention que leur contenu violaient de manière grave la vie privée des personnes concernées.

 

  1. Appréciation de la Cour lexistence dune ingérence

72.  La Cour considère que linjonction de retrait des enregistrements illicites et dinterdiction de les publier à lavenir doit sanalyser en une ingérence des autorités publ  iques dans lexercice du droit à la liberté dexpression de la société éditrice requérante et des requérants. Le Gouvernement ne le conteste du reste pas.

 

  1. Sur la justification de lingérence

a)      « Prévue par la loi »

73.  La Cour estime que lingérence était prévue par la loi, au sens de larticle 10 de la Convention, en labsence de toute contestation par les requérants du fondement légal de leur condamnation, à savoir les articles 809 du CPC et les articles 226-1 et 226-2 du CP.

 

b)     « But légitime »

74.  La Cour constate que, comme le soutient le Gouvernement, lingérence poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits dautrui, à savoir ceux de P.D.M. et de Mme Bettencourt, but légitime énuméré au second paragraphe de larticle 10 (paragraphe 60 ci-dessus). Elle observe à cet égard que les publications litigieuses provenaient denregistrements réalisés à linsu de ces derniers pendant près dune année, soit à lissue dune interception clandestine susceptible de constituer un délit. Un tel procédé, indépendamment des éléments constitutifs de sa répression par la loi française, constituait à nen pas douter une intrusion suffisamment grave pour faire entrer en jeu leur droit au respect de la vie privée au titre de larticle 8 de la Convention (mutatis mutandisHaldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, § 42, CEDH 2015).

 

c)      « Nécessaire dans une société démocratique »

i)        Principes généraux

75.  Maintes fois saisie de litiges appelant un examen du juste équilibre à ménager entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté dexpression, la Cour a développé une jurisprudence abondante en la matière. Concernant le droit au respect de la vie privée, le droit au respect de la liberté dexpression, la liberté de la presse en particulier, et la mise en balance de ces droits, elle renvoie aux principes généraux tels quils sont rappelés dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité(§§ 82 à 93), Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine ([GC]no 17224/11, § 75, 27 juin 2017) et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, 27 juin 2017).

 

76.  En particulier, la Cour rappelle les principes pertinents qui doivent guider son appréciation, et surtout celle des juridictions internes, dans ce domaine. Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence. Les critères pertinents qui ont été jusquici définis sont la contribution à un débat dintérêt général, la notoriété de la personne visée, lobjet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication. Dans le cadre dune requête introduite sous langle de larticle 10, la Cour vérifie en outre le mode dobtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).

 

77.  La Cour rappelle également que la protection que larticle 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition quils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes dun journalisme responsable. Ce dernier, activité professionnelle protégée par larticle 10 de la Convention, est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques. Elle englobe aussi, entre autres, la licéité du comportement des journalistes, du point de vue notamment – ce qui est pertinent en lespèce – de leurs rapports publics avec les autorités dans lexercice de leurs fonctions journalistiques. Le fait quun journaliste a enfreint la loi à cet égard doit être pris en compte, mais il nest pas déterminant pour établir sil a agi de manière responsable.

Dans ce contexte, la Cour réaffirme que les journalistes qui exercent leur liberté dexpression assument « des devoirs et des responsabilités ». Elle rappelle que le paragraphe 2 de larticle 10 ne garantit pas une liberté dexpression sans aucune restriction, même quand il sagit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses dintérêt général. Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun au motif que larticle 10 leur offrirait une protection inattaquable. En dautres termes, un journaliste auteur dune infraction ne peut se prévaloir dune immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté dexpression – du seul fait que linfraction en question a été commise dans lexercice de ses fonctions journalistiques (Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, §§ 90 et 91, CEDH 2015).

 

78.  Enfin, la Cour rappelle quelle na point pour tâche, lorsquelle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous langle de larticle 10 les décisions quelles ont rendues en vertu de leur pouvoir dappréciation. Il ne sensuit pas quelle doive se borner à rechercher si lÉtat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer lingérence litigieuse à la lumière de lensemble de laffaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à larticle 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) » (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). Si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales sest faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celleci substitue son avis à celui des juridictions internes (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 92, Bédat, précité, § 54).

 

ii)      Application dans les espèces

79.  La Cour rappelle demblée que les présentes requêtes portent sur linjonction faite aux requérants de retirer et de ne plus publier la retranscription des enregistrements effectuées à linsu de P.D.M. et de Mme Bettencourt, et les effets prétendument dissuasifs de cette mesure réparatrice ordonnée par le juge des référés. Elle ne saurait donc pas porter son examen sur la procédure pénale menée parallèlement à lencontre des requérants quand bien même il y a lieu de la prendre en considération dans lappréciation du contexte général des affaires. Elle estime toutefois que les requérants ne sauraient se fonder sur la décision de relaxe rendue à leur encontre par les juridictions pénales pour justifier du caractère disproportionné de lingérence quils dénoncent devant elle. Les procédures civile et pénale diligentées en lespèce visaient en effet des objectifs différents, alors même que la caractérisation du trouble manifestement illicite invoqué par Mme Bettencourt et P.D.M. dans la première procédure supposait la vérification des éléments constitutifs de lincrimination prévue à larticle 226-2 du code pénal.

 

80.  Cela étant dit, la Cour constate que les juridictions civiles ont apprécié de manière différente les litiges qui leur étaient soumis.

 

81.  La Cour de cassation a dans un premier temps jugé en 2011 que latteinte à lintimité de la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt était constituée par le seul fait de la captation, de lenregistrement ou de la transmission sans leur consentement des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel (paragraphes 23 et 31 ci-dessus). Elle a alors cassé les arrêts de la cour dappel de Paris qui avait jugé que le contenu des conversations devait être également pris en compte pour établir latteinte à la vie privée des demandeurs en référé et la mettre en balance avec lexercice de la liberté dexpression des requérants (paragraphes 21 et 31 ci-dessus).

Les cours dappel de renvoi, puis la Cour de cassation dans son arrêt du 2 juillet 2014 (mais pas dans celui du 15 janvier 2015) ont ensuite retenu que pour établir lexistence dun trouble manifestement illicite dans le chef de Mme Bettencourt et de P.D.M, il convenait de prendre en considération, outre le procédé de captation des conversations, leffectivité de latteinte à la vie privée des intéressés. Elles ont considéré à cet égard que les enregistrements illicites avaient trait « aux utilisations que Mme Bettencourt décidait de sa fortune (...) à des sentiments, jugements de valeur et attentes personnelles de P.D.M à son endroit » (paragraphes 25 et 29 ci-dessus) et à « la capacité de [Mme Bettencourt] à se remémorer certains évènements ou certaines personnes ainsi quà suivre des conversations sur un mode allusif, [et à son état de santé] » (paragraphe 32 ci-dessus).

Après avoir estimé latteinte à lintimité de la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. établie, la Cour de cassation a considéré dans ses arrêts des 2 juillet 2014 et 15 janvier 2015, que la divulgation des enregistrements par les requérants ne pouvait être justifiée par « la liberté de la presse ou sa contribution alléguée à un débat dintérêt général, ni [par] la préoccupation de crédibiliser particulièrement une information, au demeurant susceptible dêtre établie par un travail dinvestigation et danalyse couvert par le secret des sources journalistiques ». Elle a finalement estimé que la sanction était proportionnée à linfraction commise, malgré la diffusion du contenu des enregistrements par dautres organes de presse (paragraphes 29 et 35 ci-dessus). Auparavant, dans ses arrêts de rejet des demandes de renvoi de QPC formulées par les requérants, la Cour de cassation avait considéré que les articles 226-1 et 226-2 du code pénal invoqués à lappui des référés engagés par Mme Bettencourt et P.D.M. nétaient pas des dispositions qui interdisent, de manière générale et absolue, toutes les interceptions clandestines des paroles dautrui : elles sappliquent, de « façon équilibrée », uniquement lorsquelles contiennent des propos relatifs à la vie privée ou quelles sont effectuées selon des modalités qui ont nécessairement conduit à pénétrer dans la vie privée (paragraphes 28 et 34 ci-dessus).

 

82.  La Cour note que la cour dappel de renvoi et la Cour de cassation ont abordé la question du conflit de droits précité au regard du mode dobtention des enregistrements publiés sur le site de Mediapart. Linjonction prononcée à légard de cette dernière et des autres requérants a, de ce fait, été considérée par les juridictions nationales comme une restriction à leur liberté dinformer nécessaire au respect de la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. La Cour constate que cette mise en balance des droits aboutit à faire primer le respect de la vie privée sur la liberté dexpression alors même que les publications se rapportent à un débat dintérêt général, en raison non seulement de lorigine illicite des publications mais aussi de lampleur de leur impact et donc de la gravité de latteinte à la vie privée des intéressés. Comme le Gouvernement (paragraphe 62 ci-dessus), elle nentend pas revenir sur la contribution des publications à un débat dintérêt général dès lors que cette dernière na pas été sérieusement contestée. Elle se concentrera donc sur les éléments pris en considération par le juge des référés pour caractériser le trouble illicite dans le chef de MmeBettencourt et de P.D.M. et décider de le faire cesser. Dans cette perspective, aux fins dexamen de la nécessité des mesures ordonnées par les juridictions internes dans une société démocratique, la Cour aura égard aux « devoirs et responsabilités » des journalistes inhérents à lexercice de la liberté dexpression (paragraphe 77 ci-dessus) ainsi quà leffet potentiellement dissuasif de la sanction prononcée (mutatis mutandisHachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 45, 14 juin 2007).

 

83.  La Cour rappelle que larticle 10 de la Convention ne garantit pas une liberté dexpression sans aucune restriction même quand il sagit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses dintérêt général. Le paragraphe 2 de cet article précise que lexercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour la presse. Ces « devoirs et responsabilités » peuvent revêtir de limportance lorsque, comme en lespèce, lon risque de mettre en péril les « droits dautrui » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999III et larrêt cité au paragraphe 77 ci-dessus).

 

84.  La Cour a, par ailleurs, déjà eu loccasion de souligner, sous langle de larticle 8 de la Convention, que les atteintes à la vie privée résultant dune intrusion dans lintimité des individus commises par des dispositifs techniques découtes, de vidéo ou de photographies clandestines doivent faire lobjet dune protection particulièrement attentive (Von Hannover, précité, Couderc et Hachette Filipacci Associés, précité, Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, CEDH 2015, Alpha Doryforiki Tileorasi Anonymi Etairia c. Grèce, no 72562/10, 22 février 2018 et Khadija Ismayilova c. Azerbaïdjannos 65286/13 et 57270/14, 10 janvier 2019). La Cour relève à cet égard que Mme Bettencourt et PDM ont saisi le juge des référés, non pas en vertu de larticle 9 du code civil considéré comme le référé spécifique aux droits de la personnalité, mais sur le fondement du référé de droit commun combiné aux dispositions pénales qui ont vocation à protéger lintimité de la vie privée contre les atteintes les plus graves commises par des techniques découtes clandestines.

 

85.  En lespèce, la Cour constate que la publication des articles litigieux est intervenue alors que la fille de Mme Bettencourt venait de déposer les CD-ROMs contenant les enregistrements clandestins auprès des services de police. Ces enregistrements avaient été effectués à laide dun magnétophone sur une durée de près dun an par le majordome de Mme Bettencourt, dans son bureau et à linsu de cette dernière et de celui des différentes personnes ayant pris part aux conversations. Les requérants les ont retranscrits sur le site du journal alors quils contenaient des données portant atteinte à lintimité de la vie privée des intéressés et ils ont donné accès à leurs abonnés à des extraits sonores qui témoignaient de la dégradation de létat de santé et du discernement de Mme Bettencourt (paragraphe 40 ci-dessus).

 

86.  La Cour estime quune telle divulgation, dont les requérants nignoraient pas quelle constitue un délit (a contrarioRadio Twist a.s. c. Slovaquie, no 62202/00, § 60, CEDH 2006XV), devait les conduire à faire preuve de prudence et de précaution, indépendamment du fait quils auraient agi en vue, entre autres, de dénoncer labus de faiblesse dont était victime Mme Bettencourt. Si les requérants indiquent avoir procédé à un tri des propos pour ne garder que ceux portant sur des questions dintérêt général, la Cour de cassation a jugé que cet élément nétait pas suffisant au regard de leurs devoirs et responsabilités de journalistes. Elle a estimé que linformation du public sur ces questions aurait pu se faire autrement quen divulguant les enregistrements illicites. Il convient de relever que la cour dappel de Bordeaux, tout en relaxant les requérants à lissue de la procédure pénale engagée contre eux, a en outre souligné la « dimension spectaculaire inutile » de leur choix de donner accès à une partie des enregistrements eux-mêmes (paragraphe 41 ci-dessus).

 

87.  La Cour réitère le principe selon lequel les journalistes auteurs dune infraction ne peuvent se prévaloir dune immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté dexpression – du seul fait que linfraction a été commise dans lexercice de leur fonction journalistique (Pentikäinen précité, § 91). Elle relève à cet égard que le Conseil constitutionnel a rendu postérieurement aux arrêts de la Cour de cassation une décision censurant une disposition législative instituant une immunité pénale des journalistes pour les actes visés à larticle 226-2 du code pénal au motif quelle nassurait pas une conciliation équilibrée entre la liberté dexpression et le droit au respect de la vie privée (paragraphe 45 ci-dessus). Elle rappelle surtout, que dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir dune « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Von Hannover (no 2), précité, § 97). Lappartenance dun individu à la catégorie des personnalités publiques ne saurait, a fortiori lorsquelles nexercent pas de fonctions officielles comme cétait le cas de Mme Bettencourt et des personnes qui prenaient part à ses conversations à son domicile, autoriser les médias à transgresser les principes déontologiques et éthiques qui devraient simposer à eux ni légitimer des intrusions dans la vie privée (Couderc et Hachette Filipacci Associés, précité, § 122).

 

88.  Eu égard à la portée des publications sur le site de Mediapart, à la divulgation des propos par extraits en ligne, avec un accès direct audio à certains dentre eux, la Cour est davis que malgré le travail de vérification opéré par les requérants (paragraphes 20 et 41 ci-dessus), les juridictions internes pouvaient légitimement conclure dans les circonstances de lespèce que lintérêt public devait seffacer devant le droit de Mme Bettencourt et de P.D.M. au respect de leur vie privée (mutatis mutandis, Alpha Doryforiki Tileorasi Anonymi Etairia, précité, § 66). Même si laccès au site nest pas gratuit, les propos retranscrits étaient visibles dun grand nombre de personnes et sont demeurés en ligne sur une période de temps importante. La Cour estime utile de rappeler dans ce contexte que les sites Internet sont des outils dinformation et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser linformation, et que les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse écrite de porter atteinte à lexercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits), M.L. et W.W. c. Allemagnenos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018). Dans ces circonstances, elle estime également que les juridictions internes pouvaient raisonnablement estimer en lespèce que linformation était susceptible dêtre établie par un travail dinvestigation et danalyse mené sous le bénéfice du droit au secret des sources (paragraphes 25, 29, 32 et 35 ci-dessus).

 

89.  Quant au caractère dissuasif des mesures ordonnées aux requérants, la Cour rappelle que ces derniers contestent une procédure civile en référé au terme de laquelle les juridictions nationales leur ont ordonné de retirer du site du journal toute publication de tout ou partie de la retranscription des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt et de ne plus publier tout ou partie de ces enregistrements. Pour justifier une telle injonction, la cour dappel a estimé que laccès aux enregistrements via le site du journal constituait un trouble persistant à lintimité de la vie privée des intéressés. La Cour de cassation a considéré que cette sanction était proportionnée à linfraction commise même si le contenu des enregistrements révélé initialement par les requérants avait été repris ultérieurement par dautres organes de presse (paragraphes 29 et 35 ci-dessus).

 

90.   La Cour considère pour sa part que les juridictions nationales ont pu légitimement estimer que le passage du temps navait pas fait disparaître latteinte à la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt compte tenu de lampleur de limpact des publications quelles ont apprécié au regard de la manière dont les propos retranscrits avaient été enregistrés, de la vulnérabilité de la seconde, et, plus généralement, de limportance de leurs conséquences dommageables pour les intéressés. La sensibilité des informations attentatoires à la vie privée et le caractère continu du dommage causé par laccès aux retranscriptions écrite et audio sur le site du journal appelait une mesure susceptible de faire cesser le trouble constaté ce que ne permettait pas la possibilité dobtenir des dommages et intérêts. La Cour admet, avec les juridictions nationales, quune autre mesure que celle ordonnée aurait été insuffisante pour protéger efficacement la vie privée des intéressés. Les requérants nont pas indiqué comment il eut été possible de ne pas retirer les articles dans leur intégralité ni comment la poursuite des publications des enregistrements aurait pu prévenir le renouvellement de latteinte à la vie privée des personnes concernées.

 

91.  La Cour relève ensuite que la Cour de cassation a estimé que le fait que les informations litigieuses aient été reprises sur dautres sites ou dans la presse écrite ne devait pas être pris en considération. La Cour a certes déjà souligné à plusieurs occasions quil nest pas admissible au regard de larticle 10 dempêcher la divulgation dune information déjà rendue publique ou dépouillée de son caractère confidentiel (Vereniging Weekblad Bluf! c. Pays-Bas, 9 février 1995, § 45, série A no 306A et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 53, CEDH 1999I, Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 45, 7 juin 2007 et Ressiot et autres c. France, nos 15054/07 et 15066/07, § 122, 28 juin 2012). Cela étant, dans les circonstances de lespèce, les juridictions nationales ont sanctionné les requérants pour faire cesser le trouble causé à une femme qui, bien quétant un personnage public, navait jamais consenti à la divulgation des propos publiés, était vulnérable et avait une espérance légitime de voir disparaître du site du journal les publications illicites dont elle navait jamais pu débattre, contrairement à ce quelle a pu faire lors du procès pénal. Dans ces conditions, la Cour admet également que linjonction entendait réparer lingérence initiale dans la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. Si le contenu des enregistrements était largement diffusé au moment du prononcé de linjonction, leur publication littérale était dès lorigine illicite (a contrarioM.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 116) et restait prohibée pour lensemble des organes de presse. En outre, la Cour relève que les requérants, qui ont été relaxés dans le cadre de la procédure pénale (paragraphe 79 ci-dessus), nont pas été privés de la possibilité dexercer leur mission dinformation en ce qui concerne le volet public de laffaire Bettencourt. Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants nont pas démontré, dans les circonstances de lespèce, que le retrait et linterdiction de publier le contenu des enregistrements a effectivement pu avoir un effet dissuasif sur la manière dont ils ont exercé et exercent encore leur droit à la liberté dexpression.

 

92.  Eu égard à tout ce qui précède et compte tenu de lensemble des circonstances de laffaire, la Cour ne voit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui des juridictions internes et décarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci. Elle estime que les motifs invoqués étaient pertinents et suffisants pour démontrer que lingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », et que linjonction prononcée nallait pas au-delà de ce qui était nécessaire pour protéger Mme Bettencourt et P.D.M. de latteinte à leur droit au respect de leur vie privée.

 

93.  Partant, il ny a pas eu violation de larticle 10 de la Convention.

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À LUNANIMITÉ,

  1. Décide de joindre les requêtes ;
  2. Déclare les requêtes recevables ;
  3. Dit quil ny a pas eu violation de larticle 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2021, en application de larticle 77 §§ 2 et 3 du règlement.