CONSEIL D'ETAT statuant au contentieux - Ordonnance du 6 juillet 2020 Nos 441257, 441263, 441384

CONFEDERATION GENERALE DU TRAVAIL et autres

ASSOCIATION SOS RACISME

LE JUGE DES RÉFÉRÉS

Vu les procédures suivantes :

1° Sous le n° 441257, par une requête, enregistrée le 17 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la Confédération générale du travail, la Confédération générale du travail – Force ouvrière, la Fédération syndicale unitaire, l’Union syndicale Solidaires, le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, l’Union nationale des étudiants de France et la Fédération Droit au logement demandent au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l’exécution du 1° de l’article 1er du décret n° 2020-724 du 14 juin 2020 modifiant le décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire et du V de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 ;

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- la condition d’urgence est remplie eu égard, d’une part, à la situation d’état d’urgence sanitaire et, d’autre part, au caractère immédiat de l’atteinte portée la liberté syndicale en ce que les dispositions litigieuses sont de nature à faire obstacle aux rassemblements syndicaux organisés dans les prochains jours, auxquels ils entendent s’associer ;

- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester et, par suite, au droit d’expression collective des idées et des opinions, à la liberté de réunion et à la liberté syndicale ;

- l’article 1er du décret n° 2020-724 du 14 juin 2020 porte une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés en ce que le pouvoir réglementaire ne pouvait substituer un régime d’autorisation au régime de déclaration préalable prévu par l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure, auquel il est contraire ;

- à supposer que l’instauration d’un régime d’autorisation soit regardée comme une mesure relevant des pouvoirs de police spéciale confiés au Premier ministre par l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, ces dispositions portent à la liberté de manifester une atteinte qui n’est ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée ;

- le V de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020, en tant qu’il interdit de manière générale et absolue toute manifestation sur la voie publique réunissant plus de 5 000 personnes, constitue une mesure qui n’est ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée et porte ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés.

Par un mémoire en défense, enregistré le 26 juin 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient qu’à supposer que la modification de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 par le décret n° 2020-759 du 21 juin 2020 n’ait pas privé la requête de son objet, il n’est porté aucune atteinte grave et manifestement illégale à des libertés fondamentales.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 26 juin 2020, l'association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC) conclut à ce qu’il soit fait droit aux conclusions de la requête, aux moyens de laquelle elle s’associe.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 26 juin 2020, la Ligue des droits de l’homme conclut à ce qu’il soit fait droit aux conclusions de la requête. Elle soutient que son intervention est recevable et s’associe aux moyens de la requête.

La requête a été communiquée au Premier ministre, qui n’a pas produit de mémoire.

La requête a été communiquée au ministre de l’intérieur, qui n’a pas présenté d’observations.

2° Sous le n° 441263, par une requête, enregistrée le 17 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la Confédération générale du travail, la Confédération générale du travail – Force ouvrière, la Fédération syndicale unitaire, l’Union syndicale Solidaires, le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, l’Union nationale des étudiants de France et la Fédération Droit au logement demandent au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l’exécution du 1° de l’article 1er du décret n° 2020-724 du 14 juin 2020 modifiant le décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire et du V de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 ;

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- la condition d’urgence est remplie eu égard, d’une part, à la situation d’état d’urgence sanitaire et, d’autre part, au caractère immédiat de l’atteinte portée la liberté syndicale en ce que les dispositions litigieuses sont de nature à faire obstacle aux rassemblements syndicaux organisés dans les prochains jours, auxquels ils entendent s’associer ;

- il existe un doute sérieux quant à la légalité des dispositions en litige ;

- le pouvoir réglementaire ne pouvait sans incompétence et sans méconnaître la loi substituer un régime d’autorisation au régime de déclaration préalable prévu par l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure, auquel il est contraire ;

- à supposer que l’instauration d’un régime d’autorisation soit regardée comme une mesure relevant des pouvoirs de police spéciale confiés au Premier ministre par l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, ces dispositions portent à la liberté de manifester une atteinte qui n’est ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée ;

- le V de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020, en tant qu’il interdit de manière générale et absolue toute manifestation sur la voie publique réunissant plus de 5 000 personnes, porte à la liberté de manifester une atteinte qui n’est ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée.

Par un mémoire en défense, enregistré le 26 juin 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient qu’à supposer que la modification de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 par le décret n° 2020-759 du 21 juin 2020 n’ait pas privé la requête de son objet, aucun des moyens soulevés n’est propre, en l’état de l’instruction, à créer un doute sérieux quant à la légalité des dispositions contestées.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 26 juin 2020, l'association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC) conclut à ce qu’il soit fait droit aux conclusions de la requête, aux moyens de laquelle elle s’associe.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 26 juin 2020, la Ligue des droits de l’homme conclut à ce qu’il soit fait droit aux conclusions de la requête. Elle soutient que son intervention est recevable et s’associe aux moyens de la requête.

La requête a été communiquée au Premier ministre, qui n’a pas produit de mémoire.

La requête a été communiquée au ministre de l’intérieur, qui n’a pas présenté d’observations.

3° Sous le n° 441384, par une requête, enregistrée le 23 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote demande au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l’exécution du I, du II bis et du V de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, dans leur rédaction issue du 1° de l’article 1er du décret n° 2020-724 du 14 juin 2020 et du 1° de l’article 1er du décret n° 2020 759 du 21 juin 2020 ;

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- elle justifie d’un intérêt lui donnant qualité à agir ;

- la condition d’urgence est remplie eu égard, d’une part, à la situation d’état d’urgence sanitaire et, d’autre part, à l’imminence de manifestations concernant notamment la lutte contre le racisme et dont l’organisation est soumise à autorisation préfectorale ;

- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester, à la liberté de réunion et au droit d’expression collective des idées et des opinions ;

- les dispositions du I et II bis de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 portent une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés en ce que le pouvoir réglementaire ne pouvait substituer un régime d’autorisation au régime de déclaration préalable prévu par l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure, auquel il est contraire ;

- ces dispositions portent à la liberté de manifester une atteinte qui n’est ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée ;

- le V de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020, en tant qu’il interdit de manière générale et absolue toute manifestation sur la voie publique réunissant plus de 5 000 personnes, constitue une mesure qui n’est ni nécessaire, ni adaptée ni proportionnée et porte ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés.

Par un mémoire en défense, enregistré le 26 juin 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient qu’il n’est porté aucune atteinte grave et manifestement illégale à des libertés fondamentales.

Par une intervention, enregistrée le 26 juin 2020, la Ligue des droits de l’homme conclut à ce qu’il soit fait droit aux conclusions de la requête. Elle soutient que son intervention est recevable et s’associe aux moyens de la requête.

La requête a été communiquée au Premier ministre, qui n’a pas produit de mémoire.

La requête a été communiquée au ministre de l’intérieur, qui n’a pas présenté d’observations.

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
- le code pénal ;
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 ;
- la loi n°2020-546 du 11 mai 2020 ;
- le décret n°2020-260 du 16 mars 2020 ;
- le décret n°2020-293 du 23 mars 2020 ;
- le décret n°2020-548 du 11 mai 2020 ;
- le décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 ;
- le code de justice administrative et l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, la Confédération générale du travail, la Confédération générale du travail – Force ouvrière, la Fédération syndicale unitaire, l’Union syndicale Solidaires, le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, l’Union nationale des étudiants de France et la Fédération Droit au logement, l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote, ainsi que l'association ATTAC et la Ligue des droits de l’homme et, d’autre part, le Premier ministre, le ministre de l’intérieur et le ministre des solidarités et de la santé ;

Ont été entendus lors de l’audience publique du 29 juin 2020, à 11 heures :

-    Me Mathonnet, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Confédération générale du travail et des autres syndicats et fédérations requérants ;

-    les représentants de la Confédération générale du Travail et des autres syndicats et fédérations requérants ;

-    Me Ghnassia, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote ;

-    le représentant du ministre des solidarités et de la santé ;

à l’issue de laquelle le juge des référés a clos l’instruction.

Vu la note en délibérée, enregistrée le 30 juin 2020, présentée dans les trois affaires par le ministre des solidarités et de la santé.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 2 juillet 2020, présentée par la Confédération générale du travail et les autres requérants sous les n°s 441257 et 441263 ;

 

Considérant ce qui suit :

1. Les requêtes visées ci-dessus, qui sont présentées, pour deux d’entre elles, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, pour l’autre, sur le fondement de l’article L. 521-1 du même code, tendent à la suspension de l’exécution des mêmes dispositions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule ordonnance.  
 
Sur les circonstances et le cadre juridique du litige :

2. En raison de l'émergence d'un nouveau coronavirus, responsable de la maladie covid-19, de caractère pathogène et particulièrement contagieux, et de sa propagation sur le territoire français, après de premières mesures arrêtées par le ministre des solidarités et de la santé et par le Premier ministre, en particulier l’interdiction, décidée par le décret du 16 mars 2020, de déplacement de toute personne, en principe, hors de son domicile, la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 a déclaré l'état d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter du 24 mars 2020. L’article 1er de la loi du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions a prorogé cet état d’urgence sanitaire jusqu’au 10 juillet 2020 inclus. L’interdiction de déplacement hors du domicile, sous réserve d’exceptions limitativement énumérées et devant être dûment justifiées, s’est appliquée entre le 17 mars et le 11 mai 2020, avant que ne soient prescrites, par décret du 11 mai 2020, de nouvelles mesures générales, moins contraignantes que celles applicables dans la période antérieure mais continuant d’imposer de strictes sujétions afin de faire face à l'épidémie de covid-19 puis, par décret du 31 mai 2020, des mesures moins contraignantes encore, compte tenu de l’évolution de l’épidémie et de la situation sanitaire.

3. L’article L. 3131-15 du code de la santé publique dispose, dans sa rédaction issue de la loi du 11 mai 2020, que : « I. - Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique :/ (…) 6° Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature ; (…) III. - Les mesures prescrites en application du présent article sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires. ».

4. Dans ce cadre, l’article 1er du décret du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, reprenant sur ce point les dispositions du décret du 11 mai 2020 qu’il abroge, a défini au niveau national les règles d’hygiène et de distanciation sociale, dites « barrières », et prévu que, notamment, les rassemblements, réunions, et déplacements qui n’étaient pas interdits en vertu de ce décret devaient être organisés en veillant au strict respect de ces mesures. L’article 3 du décret du 31 mai 2020, reprenant également sur ces points les dispositions du décret du 11 mai 2020, a prévu à son I que : « Tout rassemblement, réunion ou activité à un titre autre que professionnel sur la voie publique ou dans un lieu public, mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes, est interdit sur l'ensemble du territoire de la République. Lorsqu'il n'est pas interdit par l'effet de ces dispositions, il est organisé dans les conditions de nature à permettre le respect des dispositions de l'article 1er », à son III que : « Les rassemblements, réunions ou activités mentionnés au I et qui sont indispensables à la continuité de la vie de la Nation peuvent être maintenus à titre dérogatoire par le préfet de département, par des mesures réglementaires ou individuelles, sauf lorsque les circonstances locales s'y opposent » et à son V qu’aucun évènement réunissant plus de 5 000 personnes ne peut se dérouler sur le territoire de la République jusqu'au 31 août 2020. Le II de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 a en revanche étendu l’exception à l’interdiction posée au I aux services de transport de voyageurs, aux établissements recevant du public dans lesquels l’accueil du public n’est pas interdit et aux cérémonies funéraires organisées hors de tels établissements, en plus des rassemblements, réunions ou activités à caractère professionnel pour lesquels cette exception était déjà prévue par le décret du 11 mai 2020.

5. Par une ordonnance du 13 juin 2020, le juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2, a, sans prononcer aucune injonction à l’égard de l’administration, suspendu l’exécution des dispositions du I de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, mentionnées au point précédent, en tant que l’interdiction qu’elles édictaient s’appliquait aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure. Le Premier ministre a, le lendemain, par un décret du 14 juin 2020, modifié l’article 3 du décret du 31 mai 2020. Il en a, d’une part, réitéré sans changement les dispositions du I et y a, d’autre part, inséré un II bis disposant que : « II bis. - Par dérogation aux dispositions du I et sans préjudice de l’article L. 211-3 du code de la sécurité intérieure, les cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes les manifestations sur la voie publique mentionnées au premier alinéa de l’article L. 211-1 du même code sont autorisés par le préfet de département si les conditions de leur organisation sont propres à garantir le respect des dispositions de l'article 1er du présent décret. / Pour l'application des dispositions de l'alinéa précédent, les organisateurs de la manifestation adressent au préfet du département sur le territoire duquel celle-ci doit avoir lieu la déclaration prévue par les dispositions de l'article L. 211-2 du code de la sécurité intérieure, dans les conditions fixées à cet article, assortie des conditions d'organisation mentionnées à l'alinéa précédent. Cette déclaration tient lieu de demande d'autorisation. ». Enfin, par un décret du 21 juin 2020, il a, de nouveau, élargi la liste, figurant au II de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, des activités auxquelles l’interdiction mentionnée au I n’est pas applicable, pour l’étendre aux visites guidées organisées par des personnes titulaires d’une carte professionnelle, et il a modifié la rédaction du premier alinéa du II bis de cet article 3 pour étendre le champ d’application de la décision d’autorisation du préfet qu’il prévoit à l’ensemble des rassemblements, réunions ou activités interdits par le I, sans préjudice des autres procédures qui leur sont applicables, lorsque les conditions de leur organisation sont propres à garantir le respect des règles de distanciation sociale fixées à l’article 1er du décret.

6. Les requérants demandent au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ou, s’agissant de la requête présentée sous le n° 441263, statuant sur le fondement de l’article L. 521-1 du même code, de suspendre l’exécution des dispositions du I, du II bis et du V de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, dans leur rédaction mentionnée au point précédent, en tant qu’elles s’appliquent aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure. Le décret du 21 juin 2020 s’étant borné, ainsi qu’il a été dit au point précédent, en modifiant la rédaction du premier alinéa du II bis de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, à en étendre le champ d’application, sans modifier le régime applicable aux manifestations sur la voie publique résultant du décret du 14 juin 2020, le ministre des solidarités et de la santé n’est pas fondé à soutenir que l’intervention du décret du 21 juin 2020 aurait privé d’objet les conclusions des requêtes dirigées contre les dispositions résultant du décret du 14 juin 2020, que les requérants ont au demeurant indiqué à l’audience diriger pareillement contre celles résultant du décret du 21 juin 2020.

Sur les interventions :

7. L’association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC) justifie, eu égard à son objet statutaire et à la nature du litige, d’un intérêt suffisant à la suspension des dispositions en litige. Son intervention au soutien des requêtes présentées sous les n°s 441257 et 441263 est, par suite, recevable.

8. La Ligue des droits de l’homme justifie, eu égard à son objet statutaire et à la nature du litige, d’un intérêt suffisant à la suspension des dispositions en litige. Son intervention au soutien des requêtes est, par suite, recevable.

Sur les conclusions à fin de suspension présentées sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative :

9. L’article L. 511-1 du code de justice administrative dispose que : « Le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire. Il n’est pas saisi du principal et se prononce dans les meilleurs délais. Aux termes du premier alinéa de l’article L. 521-1 du code de justice administrative : « Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».

En ce qui concerne les conclusions dirigées contre les dispositions du I et du II bis de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 :

10. La liberté d’expression et de communication, garantie par la Constitution et par les articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et dont découle le droit d’expression collective des idées et des opinions, constitue une liberté fondamentale. Son exercice, notamment par la liberté de manifester ou de se réunir, est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect d’autres droits et libertés, tels que la liberté syndicale. Il doit cependant être concilié avec le respect de l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé et avec le maintien de l’ordre public.

11. Dans l’actuelle période d’état d’urgence sanitaire, il appartient aux différentes autorités compétentes de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l’épidémie. Ces mesures, qui peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentaux doivent, dans cette mesure, ainsi que l’impose également l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent.

12. Les dispositions critiquées du I et du II bis de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, mentionnées au point 5, interdisent en principe les manifestations sur la voie publique mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes, tout en prévoyant qu’elles font l’objet d’une autorisation accordée par le préfet au vu des conditions de leur organisation, qui doivent être propres à garantir le respect des mesures dites « barrière ».

13. Il n’est pas contesté que la situation sanitaire continue de justifier des mesures de prévention, au nombre desquelles figurent les mesures dites « barrières », imposées depuis le décret du 11 mai 2020 et maintenues par le décret du 31 mai 2020, notamment lors des rassemblements qui ne sont pas interdits en vertu de ce décret. Il n’est pas davantage contesté que l’organisation de manifestations sur la voie publique dans des conditions de nature à permettre le respect de ces « mesures barrières » présente une complexité particulière, compte tenu de la difficulté d’en contrôler les accès ou la participation, des déplacements ou mouvements de foule auxquelles elles peuvent donner lieu, ainsi que, le cas échéant, des mesures de maintien de l’ordre qu’elles peuvent appeler.

14. Toute manifestation sur la voie publique demeure cependant soumise à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211 1 du code de la sécurité intérieure et peut, en application de l’article L. 211-4 de ce code, être interdite par l’autorité investie des pouvoirs de police ou, à défaut, par le représentant de l’Etat dans le département, si elle estime, notamment au vu des informations que comporte cette déclaration ou à l’occasion des échanges avec les organisateurs qu’elle peut susciter, y compris quant aux précautions sanitaires envisagées, qu’elle est de nature à troubler l’ordre public, dont la sécurité et la salubrité publique sont des composantes. Le fait de participer à une manifestation interdite sur le fondement de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure est puni par l’article R. 644-4 du code pénal de l’amende prévue pour les contraventions de la 4ème classe, d’un montant forfaitaire de 135 euros, équivalente à celle applicable en vertu de l’article L. 3136-1 du code de la santé publique en cas de violation des interdictions édictées par le décret du 31 mai 2020. Enfin, tout rassemblement de personnes sur la voie publique susceptible de troubler l’ordre public constitue un attroupement, au sens de l’article 431-3 du code pénal, pouvant à ce titre être dissipé par la force publique, dans les conditions que cet article prévoit. Ces dispositions, dont l’applicabilité est expressément rappelée par le II bis de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 en litige, ouvrent ainsi déjà à l’autorité investie des pouvoirs de police le droit d’interdire une manifestation dont il apparaîtrait qu’elle créerait un risque sanitaire excessif, sous le contrôle du juge administratif, y compris le cas échéant saisi sur le fondement du livre V du code de justice administrative. Le IV de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 habilite en outre le préfet de département à interdire ou à restreindre, par des mesures réglementaires ou individuelles, les rassemblements, réunions ou activités qui ne sont pas interdits par le I de cet article lorsque les circonstances locales l’exigent.

15. L’administration fait valoir que le régime en litige, réitérant comme il a été dit une interdiction tout en prévoyant une autorisation accordée à chaque fois que le respect des mesures dites « barrières » est garanti, est destiné à rappeler aux personnes souhaitant organiser une telle manifestation ou s’y joindre le risque sanitaire particulier que représente tout rassemblement important de personnes, sans avoir vocation à y faire obstacle lorsque des garanties suffisantes sont présentées pour prévenir ce risque.

16. Toutefois, en prévoyant, d’une part, que ce régime s’exerce sans préjudice des interdictions qui peuvent être prononcées en vertu du code de la sécurité intérieure, d’autre part, que pour l'application de ces dispositions, les organisateurs de la manifestation adressent au préfet du département sur le territoire duquel celle-ci doit avoir lieu la déclaration prévue par les dispositions de l'article L. 211-2 du code de la sécurité intérieure, dans les conditions fixées à cet article, assortie des conditions d'organisation, et que cette déclaration tient lieu de demande d'autorisation, le pouvoir réglementaire a superposé la procédure d’autorisation qu’il a instituée, en l’absence de laquelle toute manifestation de plus de dix personnes est interdite, à la procédure de déclaration prévue par le code de la sécurité intérieure, en vertu de laquelle toute manifestation déclarée est libre en l’absence de décision d’interdiction prise par l’autorité de police. Il résulte de cette superposition qu’aussi longtemps que le préfet ne s’est pas prononcé sur la demande d’autorisation dont il est réputé être saisi par le dépôt de la déclaration, la manifestation demeure en principe interdite, rendant sans objet pendant cette période l’application des dispositions mentionnées au point 14, sans cependant, en l’absence de tout délai fixé au préfet pour prendre une décision, même implicite, sur la demande d’autorisation, qu’un recours utile soit assuré avant la date de la manifestation devant le juge administratif.

17. Dans ces conditions, le moyen tiré de ce que les dispositions critiquées du I et du II bis de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, ne constituent pas une mesure nécessaire et adaptée, et, ce faisant, proportionnée à l’objectif de préservation de la santé publique qu’elles poursuivent en ce qu’elles s’appliquent aux rassemblements soumis par ailleurs à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure, est propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à leur légalité.

18. La condition d’urgence devant être également regardée comme remplie eu égard à l’imminence de plusieurs des manifestations prévues dont les requérants se prévalent, il y a lieu, en conséquence, de faire droit aux conclusions tendant à ce que soit ordonnée, sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, la suspension de l’exécution des dispositions du I et du II bis de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, en tant qu’elles s’appliquent aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens présentés à l’appui de ces conclusions.

En ce qui concerne les conclusions dirigées contre les dispositions du V de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 :

19. Ainsi qu’il a été dit au point 4, le V de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 prévoit, de façon inchangée depuis son édiction, qu’aucun événement de plus de 5 000 personnes ne peut se dérouler sur le territoire de la République jusqu’au 31 août 2020.

20. Si les recommandations du Haut Conseil de la santé publique du 24 avril 2020, dont se prévaut l’administration, préconisent seulement de faire dépendre le nombre de personnes en milieu extérieur de la distance et de l’espace, sans qu’aucune restriction de principe, autre que celle du respect des mesures « barrières », ne soit posée à la liberté d’aller et venir sur la voie publique, cette instance a, dans l’avis relatif aux conditions d’accueil d’événements de grande ampleur qu’elle a rendu le 17 juin 2020 sur la sollicitation du gouvernement, rappelé que les rassemblements de masse peuvent amplifier la transmission du virus SARS-CoV-2 et indiqué que le risque de transmission semble être proportionnel à la proximité et à la fréquence des interactions entre un individu infecté et un individu non infecté. En l’état de la situation épidémiologique nationale, telle qu’évaluée notamment par Santé publique France, tant à la date à laquelle ces dispositions ont été prises qu’au demeurant encore à ce jour, le moyen tiré de ce que ces dispositions, en tant qu’elles interdisent de manière générale et absolue toute manifestation sur la voie publique réunissant plus de 5 000 personnes, porteraient à la liberté de manifester une atteinte qui n’est ni nécessaire, ni adaptée ni proportionnée, n’est pas, en l’état de l’instruction, de nature à créer un doute sérieux quant à leur légalité. Les conclusions tendant à ce que leur exécution soit suspendue sur le fondement de l’article L. 521-1 ne peuvent, par suite, qu’être rejetées.

Sur les conclusions à fin de suspension présentées sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

21. Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. ».

22. La liberté d’expression et de communication, garantie par la Constitution et par les articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et dont découle le droit d’expression collective des idées et des opinions, constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Son exercice, notamment par la liberté de manifester ou de se réunir, est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect d’autres droits et libertés constituant également des libertés fondamentales au sens de cet article, tels que la liberté syndicale. Il doit cependant être concilié avec le respect de l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé et avec le maintien de l’ordre public.

23. La présente décision prononçant la suspension de l’exécution des dispositions du I et du II bis de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, en tant qu’elles s’appliquent aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure, il n’y a pas lieu de statuer sur les conclusions tendant aux mêmes fins présentées sur le fondement de l’article L. 521-2.

24. Pour les motifs indiqués au point 20, il n’y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative tendant à la suspension de l’exécution des dispositions du V de l’article 3 du décret du 31 mai 2020.
 
Sur les conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

25. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros à verser à l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que la somme de 350 euros à verser au même titre à la Confédération générale du travail, à la Confédération générale du travail – Force ouvrière, à la Fédération syndicale unitaire, à l’Union syndicale Solidaires, au Syndicat de la magistrature, au Syndicat des avocats de France, à l’Union nationale des étudiants de France et à la Fédération droit au logement.

O R D O N N E :

Article 1er : Les interventions de l’association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC) et de la Ligue des droits de l’homme sont admises.

Article 2 : L’exécution des dispositions du I et du II bis de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 est suspendue en tant qu’elles s’appliquent aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure.

Article 3 : Il n’y a pas lieu de statuer sur les conclusions des requêtes n°s 441257 et 441384 tendant à la suspension de l’exécution des dispositions du I et du II bis de l’article 3 du décret du 31 mai 2020.

Article 4 : L’Etat versera une somme de 3 000 euros à l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : L’Etat versera une somme de 350 euros à la Confédération générale du travail, à la Fédération syndicale unitaire, à l’Union syndicale Solidaires, au Syndicat de la magistrature, au Syndicat des avocats de France, à l’Union nationale des étudiants de France et à la Fédération Droit au logement au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le surplus des conclusions des requêtes est rejeté.

Article 7 : La présente ordonnance sera notifiée à l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote, à la Confédération générale du travail, premier requérant dénommé sous les n°s 441257 et 441263, et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressée à l’association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC), à la Ligue des droits de l’homme, au Premier ministre et au ministre de l’intérieur.