Cour européenne des droits de l’homme (troisième section)  - DÉCISION - Requête n57462/19 YacobMAHI contre la Belgique

EN FAIT

1.  Le requérant, M. Yacob Mahi, est un ressortissant belge né en 1965 et résidant à Bruxelles. Il a été représenté devant la Cour par Me L. Demez, avocate exerçant à Bruxelles.

  1. Les circonstances de lespèce

2.  Les faits de la cause, tels quils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

 

3.  Le requérant est professeur de religion islamique depuis 1987 dans des établissements denseignement de la Communauté française de Belgique.

 

4.  Le 4 février 2015, il communiqua à la presse une lettre ouverte dans laquelle il sexprimait au sujet du rôle que certains médias lui prêtaient dans la survenance de troubles au sein de létablissement scolaire dans lequel il enseignait à Bruxelles. Ces troubles sinscrivaient dans le contexte qui suivit les attentats terroristes de janvier 2015 à Paris, notamment contre le journal Charlie Hebdo. Ils se caractérisaient par des attaques des élèves de cet établissement contre un autre professeur du même établissement, qui avait défendu Charlie Hebdo, et par des agressions contre un élève qui avait refusé de signer une pétition contre ce professeur.

 

5.  Dans sa lettre ouverte, le requérant contestait les accusations portées contre lui. Il prenait également position relativement aux attentats à Charlie Hebdo, en dénonçant « les exactions faites au nom de lislam » et « lappel à une loi contre le blasphème » mais en estimant aussi que « toute dérision qui ne prend pas en compte les sensibilités et les règles de civilité, et qui a pour objet de froisser quiconque en le tournant en dérision, dans le seul souci de jouir du droit, (...) fait de la liberté dexpression un abus ». Il tenait par ailleurs des propos tendant à disqualifier les médias dans leur ensemble, accusés de pratiquer de la désinformation, ainsi que les responsables politiques, sans les identifier ou préciser les attitudes quil entendait leur reprocher, et sinterrogeait sur les raisons ayant poussé les autorités judiciaires à ne rien faire pour empêcher le départ de jeunes Belges en Syrie. En outre, il exprimait des propos polémiques au sujet de lhomosexualité, quil disait considérer « contre nature » et dont il affirmait quelle lui « [posait] un souci ». Le requérant se référait plusieurs fois à [R. G.], auteur condamné en France pour négationnisme, présenté comme son « maître à penser ».

 

6.  Dans un avis rendu le 13 mars 2015, le Centre interfédéral pour légalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations conclut que les propos du requérant ne franchisaient pas les limites de la liberté dexpression et ne contrevenaient pas en tant que tels aux législations anti-discrimination, faisant toutefois part de sa préoccupation quun enseignant ayant autorité sur ses élèves eût pu tenir de tels discours.

 

7.  Une proposition de sanction disciplinaire de démission doffice fut communiquée au chef du culte concerné, en lespèce, le président de lExécutif des musulmans de Belgique. Le 21 août 2015, celui-ci estima que quune telle sanction était disproportionnée, et il proposa comme sanction le changement détablissement.

 

8.  Par un arrêté du 26 août 2015, le gouvernement de la Communauté française de Belgique estima que les propos du requérant heurtaient fondamentalement les valeurs dune école de la Communauté française, exprimées dans larticle 2 du décret du 31 mars 1994 définissant la neutralité de lenseignement de la Communauté. Il prononça une sanction de démission disciplinaire à lencontre du requérant. Le 15 septembre 2015, le Conseil dÉtat suspendit lexécution de cette décision au motif que celle-ci avait été prise sans laccord du chef du culte.

 

9.  Le 16 septembre 2015, le gouvernement prit un nouvel arrêté par lequel il retira sa décision du 26 août 2015 et infligea au requérant la sanction disciplinaire du déplacement disciplinaire dans un autre établissement situé à La Louvière. Le 20 octobre 2017, le Conseil dÉtat annula cette décision au motif que celle-ci avait été prise sans laccord du chef du culte.

 

10.  Invité à donner à nouveau son avis, le président de lExécutif des musulmans de Belgique indiqua le 30 octobre 2017 quil ne sopposait pas au déplacement disciplinaire du requérant, mais proposa que ce déplacement soit opéré à Ottignies.

 

11.  Le 31 octobre 2017, le gouvernement de la Communauté française infligea de nouveau au requérant la sanction de déplacement disciplinaire vers La Louvière.

 

12.  Par un arrêt du 16 mai 2019, le Conseil dÉtat rejeta le recours en annulation du requérant contre cette décision.

 

13.  Le Conseil dÉtat releva tout dabord que les propos tenus par le requérant dans sa lettre ne pouvaient être considérés comme sans lien avec sa qualité denseignant. Il se référa ensuite au devoir de loyauté ou de réserve du fonctionnaire, applicable aux enseignants, lequel était conçu comme une restriction à la liberté dexpression.

 

14.  Si le Conseil dÉtat admit que les propos reprochés au requérant ne se rapportaient pas, à proprement parler, à des faits qui se seraient déroulés dans une institution denseignement, ne critiquaient pas les autorités dont ce dernier relevait et ne sadressaient pas précisément et exclusivement à des élèves, il considéra que le contexte dans lequel ils avaient été formulés nen était pas moins problématique, à savoir à un moment où les tensions au sein de létablissement scolaire étaient particulièrement vives sur la manière dont il convenait de réagir aux attentats ayant endeuillé la France quelques jours auparavant et où un professeur de létablissement se trouvait fortement attaqué par des élèves, notamment des élèves du requérant, pour les positions quil avait prises à la suite de ces attentats.

 

15.  Pour le surplus, le Conseil dÉtat estima que la généralité des propos du requérant concernant le départ de jeunes en Syrie, le rôle des autorités judiciaires, des responsables politiques et des médias, posait question au regard du devoir de réserve. Il considéra quil en allait de même des propos concernant R. G., connu par un grand nombre de personnes pour ses propos visant à nier lHolocauste. Sagissant de la position exprimée par le requérant au sujet de lhomosexualité, le Conseil dÉtat jugea que si lon ne pouvait considérer que le requérant avait tenu des propos homophobes, les termes utilisés dans la lettre ouverte pouvaient interpeller, notamment quant à la manière dont ils pouvaient être compris par ses élèves. Le Conseil dÉtat conclut que le requérant avait méconnu son devoir de réserve ainsi que les devoirs résultant des articles 5 et 7 de larrêté royal du 22 mars 1969.

 

  1. Le droit interne pertinent

16.  Les dispositions pertinentes de larrêté royal du 22 mars 1969 fixant le statut des membres du personnel directeur et enseignant, du personnel auxiliaire déducation, du personnel paramédical des établissements denseignement, gardien, primaire, spécialisé, moyen, technique, de promotion sociale et artistique de lÉtat, des internats dépendant de ces établissements et des membres du personnel du service dinspection chargé de la surveillance de ces établissements, telles quen vigueur au moment des faits, se lisent comme suit :

Section 2. - Des devoirs du membre du personnel

Article 5

« Les membres du personnel doivent, en toutes occasions, avoir le souci constant des intérêts de lÉtat et de lenseignement de lÉtat ».

(...)

Article 7

« Ils sont tenus à la correction la plus stricte tant dans leurs rapports de service que dans leurs rapports avec le public et les parents des élèves.

Ils doivent sentraider dans la mesure où lexige lintérêt de létablissement.

Ils doivent éviter tout ce qui pourrait compromettre lhonneur ou la dignité de leur fonction ».

 

17.  Larticle 2 du décret de la Communauté française du 31 mars 1994 définissant la neutralité de lenseignement de la Communauté, tel quen vigueur au moment des faits, se lit comme suit :

« Lécole de la Communauté éduque les élèves qui lui sont confiés au respect des libertés et des droits fondamentaux tels que définis par la Constitution, la Déclaration universelle des droits de lhomme et les Conventions internationales relatives aux droits de lhomme et de lenfant qui simposent à la Communauté. Elle ne privilégie aucune doctrine relative à ces valeurs. Elle ne sinterdit létude daucun champ du savoir. Elle a pour devoir de transmettre à lélève les connaissances et les méthodes qui lui permettent dexercer librement ses choix. Elle respecte la liberté de conscience des élèves ».

 

GRIEFS

18.  Invoquant les articles 8 et 10 de la Convention, le requérant se plaint que la sanction disciplinaire qui lui a été infligée nétait pas prévue par la loi et ne constituait pas une mesure nécessaire à la protection dun ou plusieurs buts légitimes visés au paragraphe 2 de ces deux dispositions.

 

EN DROIT

19.  Le requérant fait valoir que la sanction disciplinaire prononcée à son encontre ne répondrait pas aux conditions de légalité et de proportionnalité prévues aux articles 8 et 10 de la Convention.

 

20.  Eu égard à la base factuelle des griefs, la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 83, 25 juin 2019), estime approprié dexaminer les griefs du requérant uniquement sous langle de larticle 10 de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se trouve ainsi libellé :

 

« 1.  Toute personne a droit à la liberté dexpression. Ce droit comprend la liberté dopinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans quil puisse y avoir ingérence dautorités publiques et sans considération de frontière (...).

 

2.  Lexercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à lintégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de lordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits dautrui, pour empêcher la divulgation dinformations confidentielles ou pour garantir lautorité et limpartialité du pouvoir judiciaire ».

 

  1. Sur lexistence dune ingérence

21.  La Cour constate que la sanction disciplinaire du requérant a constitué une ingérence dans lexercice par lui de son droit à la liberté dexpression garanti par larticle 10 de la Convention.

 

22.  Pour être conforme à la Convention, cette ingérence doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de larticle 10, et être « nécessaire dans une société démocratique ».

 

  1. Sur la légalité de lingérence

23.  Le requérant fait valoir que lingérence portée dans son droit à la liberté dexpression nétait pas prévue par la loi. Il soutient en particulier que la sanction disciplinaire prise à son encontre ne saurait reposer sur le fondement de larrêté royal du 22 mars 1969, dès lors que les propos tenus dans sa lettre ouverte ne présentaient pas de lien avec sa fonction denseignant.

 

24.  Dans son arrêt du 16 mai 2019, le Conseil dÉtat a jugé quil ne pouvait être allégué que les propos du requérant ne présentaient pas de lien avec ses activités denseignant. Le Conseil dÉtat a ainsi relevé que, dans la lettre ouverte, le requérant faisait état de sa qualité denseignant, faisait référence à la manière dont il abordait son rôle denseignant, et formulait une réponse à des articles de presse dans lesquels il avait clairement été fait état de sa qualité denseignant. En conséquence, il a estimé que le devoir de réserve, fondé sur les articles 5 et 7 de larrêté royal du 22 mars 1969, trouvait à sappliquer au requérant.

 

25.  La Cour naperçoit aucune raison de se départir de cette appréciation, qui nest ni arbitraire ni manifestement déraisonnable. Elle conclut que lingérence litigieuse était bien « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de larticle 10 de la Convention.

 

  1. Sur lexistence dun but légitime

26.  La Cour estime quen lespèce lingérence poursuivait le but légitime de la défense de lordre au sein de létablissement scolaire concerné et celui de la protection de la réputation et les droits dautrui, à savoir létablissement scolaire lui-même et, de façon plus générale, la Communauté française de Belgique.

 

  1. Sur la nécessité dans une société démocratique

27.  Le requérant estime que la sanction disciplinaire prononcée à son encontre nétait pas nécessaire dans une société démocratique. Il fait valoir en substance que par la publication de sa lettre ouverte, il entendait réagir à des accusations dirigées contre sa personne et que ses déclarations ne pouvaient être regardées comme contenant un appel à la violence ou comme constituant un discours de haine.

 

28.  Si la jurisprudence de la Cour a consacré le caractère éminent et essentiel de la liberté dexpression dans une société démocratique (voir, parmi dautres, Handyside c. RoyaumeUni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103, et Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298), elle en a également défini les limites.

 

29.  La Cour rappelle que la protection de larticle 10 sétend à la sphère professionnelle en général et aux fonctionnaires en particulier (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 53, série A no 323, et Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 77, 13 novembre 2008). Sil apparaît légitime pour lÉtat de soumettre ses agents à une obligation de réserve, il sagit néanmoins de personnes qui, à ce titre, bénéficient de la protection de larticle 10 de la Convention.

 

30.  La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer, notamment, si les motifs fournis par les autorités nationales pour justifier lingérence litigieuse sont pertinents et suffisants et si les moyens employés sont proportionnés au but légitime poursuivi (voir Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 164, 27 juin 2017).

 

31.  En particulier, il revient à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de lindividu à la liberté dexpression et lintérêt légitime dun État démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à larticle 10 § 2. Reste que, dès linstant où le droit à la liberté dexpression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à larticle 10 § 2 revêtent un sens spécial qui justifie quon laisse aux autorités de lÉtat défendeur une certaine marge dappréciation pour déterminer si oui ou non lingérence litigieuse est proportionnée au but énoncé (Vogt, précité, § 53, et Kayasu, précité, §§ 8089).

 

32.  Concernant plus spécialement les enseignants, ceux-ci étant symbole dautorité pour leurs élèves dans le domaine de léducation, les devoirs et responsabilités particuliers qui leur incombent valent aussi dans une certaine mesure pour leurs activités en dehors de lécole (Vogt, précité, § 60, voir aussi, mutatis mutandisDahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001-V, Seurot c. France (déc.), no 57383/00, 18 mai 2004, et Gollnisch c. France (déc.), no 48135/08, 7 juin 2011).

 

33.  En lespèce, la Cour constate que le Conseil dÉtat, après avoir relevé que les propos tenus par le requérant dans sa lettre ne pouvaient être considérés comme dépourvus de lien avec sa qualité denseignant, les a jugés incompatibles avec les « devoirs et responsabilités » qui lui incombaient en tant quenseignant et a considéré que ce dernier avait outrepassé lobligation de réserve à laquelle il était astreint (paragraphes 13-15 ci-dessus).

 

34.  La Cour admet quil résulte de lavis émis par le Centre pour légalité des chances que les propos du requérant ne devaient pas nécessairement être regardés comme pénalement répréhensibles, à défaut dincitation à la haine, à la xénophobie ou à la discrimination (paragraphe 6 ci-dessus). Il nen demeure pas moins que, comme la jugé le Conseil dÉtat, ils pouvaient légitimement être regardés comme incompatibles avec le devoir de réserve qui sappliquait à lui, en particulier dans le contexte de tension qui régnait au sein de létablissement scolaire à la suite des attentats de Paris de janvier 2015.

 

35.  La Cour prend note de largument du requérant tiré de la nécessité ressentie par lui de répondre à des accusations dirigées contre sa personne. Elle considère néanmoins que cette considération ne suffit pas à elle seule à écarter le devoir de réserve qui lui était applicable et lobligation qui simposait à lui de faire preuve de modération dans lexercice de sa liberté dexpression, compte tenu du contexte particulier dans lequel ses propos furent exprimés.

 

36.  Il en va dautant plus ainsi que les propos du requérant ne relevaient pas dune réaction spontanée dans le cadre dun échange oral mais quil sagissait au contraire dassertions écrites, lesquelles avaient été rendues largement publiques, et étaient donc accessibles aux élèves du requérant, ce qui était de nature à exacerber les tensions qui régnaient au sein de létablissement scolaire concerné (voir, mutatis mutandisPalomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 73, CEDH 2011).

 

37.  Enfin, la Cour juge que, compte tenu de limpact potentiel des propos du requérant sur ses élèves, la sanction du déplacement disciplinaire vers un autre établissement, situé à approximativement 50 kilomètres du premier, où le requérant pourrait disposer dun horaire complet, nétait pas disproportionnée.

 

38.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les autorités compétentes ont fourni des raisons pertinentes et suffisantes à lappui de lingérence en cause, et que celle-ci nétait pas disproportionnée. Dès lors, lingérence peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

 

  1. Conclusion

39.  Il sensuit que la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de larticle 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

 

Par ces motifs, la Cour, à lunanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 3 septembre 2020.