Cour de justice de l’Union européenne 

COMMUNIQUE DE PRESSE n° 47/20 

Luxembourg, le 8 avril 2020 

Ordonnance de la Cour dans l'affaire C-791/19 R Commission/Pologne

La Pologne doit suspendre immédiatement l’application des dispositions nationales relatives aux compétences de la chambre disciplinaire de la Cour suprême au regard des affaires disciplinaires concernant les juges 

Les moyens de fait et de droit avancés par la Commission justifient l’octroi des mesures provisoires 

En 2017, la Pologne a adopté le nouveau régime disciplinaire des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) et des juridictions de droit commun. En particulier, en vertu de cette réforme législative, une nouvelle chambre, l'Izba Dyscyplinarna (chambre disciplinaire), a été instituée au sein du Sąd Najwyższy. Ainsi, relèvent notamment de la compétence de l’Izba Dyscyplinarna les affaires disciplinaires concernant les juges du Sąd Najwyższy et, en appel, celles concernant les juges des juridictions de droit commun. 

Estimant que, en adoptant le nouveau régime disciplinaire des juges, la Pologne avait manqué aux (1) obligations lui incombant en vertu du droit de l'Union , la Commission a introduit, le 25 octobre (23) 2019, un recours devant la Cour de justice . La Commission soutient notamment que le nouveau régime disciplinaire ne garantit ni l'indépendance ni l'impartialité de l’Izba Dyscyplinarna, composée exclusivement de juges sélectionnés par la Krajowa Rada Sądownictwa [conseil national de la magistrature (KRS)], dont les 15 membres juges ont été élus par le Sejm (la Diète). 

4Par son arrêt du 19 novembre 2019 , la Cour, interrogée par le Sąd Najwyższy – Izba Pracy i Ubezpieczeń Społecznych (Cour suprême, chambre du travail et de la sécurité sociale) a constaté notamment que le droit de l'Union s’oppose à ce que des litiges concernant l’application de ce droit puissent relever de la compétence exclusive d’une instance ne constituant pas un tribunal (5)  indépendant et impartial . Par la suite, statuant dans les litiges ayant donné lieu à sa demande de décision préjudicielle, le Sąd Najwyższy – Izba Pracy i Ubezpieczeń Społecznych, dans ses arrêts du 5 décembre 2019 et du 15 janvier 2020, a jugé en particulier que l’Izba Dyscyplinarna ne peut pas être, compte tenu des conditions de sa création, de l’étendue de ses pouvoirs, de sa composition ainsi que de l’implication de la KRS dans sa constitution, regardée comme étant un tribunal au sens tant du droit de l'Union que du droit polonais. Après ces arrêts, l’Izba Dyscyplinarna a continué à exercer ses fonctions juridictionnelles. 

Dans ces conditions, la Commission (6)  a demandé, le 23 janvier 2020, à la Cour, dans le cadre d’une procédure de référé, d’ordonner à la Pologne d’adopter les mesures provisoires suivantes : 

-      suspendre, dans l’attente de l’arrêt de la Cour sur le recours en manquement (ci-après l’« arrêt définitif »), l’application des dispositions constituant le fondement de la compétence de l’Izba Dyscyplinarna du Sąd Najwyższy pour statuer, tant en première instance qu’en instance d’appel, dans les affaires disciplinaires relatives à des juges, 

-      s’abstenir de transmettre les affaires pendantes devant l’Izba Dyscyplinarna à une formation de jugement qui ne satisfait pas aux exigences d’indépendance définies, notamment, dans l’arrêt A. K. e.a. et 3) communiquer à la Commission, au plus tard un mois après la notification de l’ordonnance de la Cour ordonnant les mesures provisoires sollicitées, toutes les mesures qu’elle aura adoptées afin de se conformer pleinement à cette ordonnance. 

 

-      Par ailleurs, la Commission s'est réservée le droit de soumettre une demande complémentaire visant à ce que soit ordonné le paiement d’une astreinte s’il découlait des informations notifiées à la Commission que la Pologne ne respectait pas pleinement les mesures provisoires ordonnées à la suite de sa demande en référé. 

Dans l’ordonnance qu’elle rend aujourd’hui, la Cour rejette, tout d'abord, les arguments de la Pologne quant à l’irrecevabilité de la demande en référé introduite par la Commission. En particulier, s'agissant de sa compétence pour ordonner les mesures provisoires en question, la Cour souligne que, si l’organisation de la justice dans les États membres relève de la compétence de ces derniers, il n’en demeure pas moins que, dans l’exercice de cette compétence, les États membres sont tenus de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union. Il incombe donc à tout État membre d’assurer que le régime disciplinaire applicable aux juges des juridictions nationales relevant de leur système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union respecte le principe d’indépendance des juges, notamment en garantissant que les décisions rendues dans le cadre des procédures disciplinaires engagées contre les juges de ces juridictions soient contrôlées par une instance satisfaisant elle-même aux garanties inhérentes à une protection juridictionnelle effective dont celle d’indépendance. Dans ces conditions, la Cour est compétente pour ordonner des mesures provisoires tendant à la suspension de l’application des dispositions concernant les compétences de l’Izba Dyscyplinarna en ce qui concerne le régime disciplinaire des juges. 

Elle rappelle, ensuite, que les mesures provisoires ne peuvent être accordées par le juge des référés que 

-      s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) 

 

-      et 2) si ces mesures sont urgentes, en ce sens qu’il doit être nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de l’Union représentée par la Commission, qu’elles soient édictées et produisent leurs effets dès avant la décision finale. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence. 

Premièrement, s’agissant de la condition relative à l’existence d’un fumus boni juris, la Cour souligne que cette condition est satisfaite lorsqu’au moins un des moyens invoqués par la partie qui sollicite les mesures provisoires à l’appui du recours au fond apparaît, à première vue, non dépourvu de fondement sérieux. La Cour, sans se prononcer sur le bien-fondé des arguments invoqués par les parties dans le cadre du recours en manquement, constate que, eu égard aux éléments de fait mis en avant par la Commission ainsi qu’aux éléments d’interprétation fournis notamment dans l’arrêt du 24 juin 2019 et dans l’arrêt A. K. e.a., les arguments concernant le manque de garantie d’indépendance et d’impartialité de l’Izba Dyscyplinarna, invoqués dans le recours en manquement, apparaissent, à première vue, comme étant non dépourvus de fondement sérieux. 

 

Deuxièmement, quant à la condition relative à l’urgence, la Cour rappelle que la finalité de la procédure de référé est de garantir la pleine efficacité de la future décision définitive, afin d’éviter une lacune dans la protection juridique assurée par la Cour. Pour atteindre cet objectif, l’urgence doit s’apprécier par rapport à la nécessité de statuer provisoirement, afin d’éviter qu’un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la protection provisoire. En l’espèce, la Commission fait valoir que l’application des dispositions nationales litigieuses jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif est susceptible de causer un préjudice grave et irréparable au regard du fonctionnement de l’ordre juridique de l’Union. Selon la Cour, la garantie d’indépendance de l’Izba Dyscyplinarna en tant que juridiction compétente pour statuer dans les affaires disciplinaires concernant les juges du Sąd Najwyższy et des juridictions de droit commun est essentielle pour préserver l’indépendance tant du Sąd Najwyższy que de ces juridictions. En effet, la simple perspective, pour les juges du Sąd Najwyższy et des juridictions de droit commun, d’encourir le risque d’une procédure disciplinaire pouvant conduire à la saisine d’une instance dont l’indépendance ne serait pas garantie est susceptible d’affecter leur propre indépendance. Or, la Cour rappelle que le fait que l’indépendance du Sąd Najwyższy puisse ne pas être garantie est susceptible d’entraîner un grave préjudice au regard de l’ordre juridique de l’Union et, donc, des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ainsi que des valeurs, énoncées à l’article 2 (8) TUE , sur lesquelles cette Union est fondée, notamment, celle de l’État de droit. Par conséquent, l’application des dispositions nationales litigieuses, en ce qu’elles attribuent la compétence pour statuer dans les affaires disciplinaires relatives aux juges du Sąd Najwyższy et des juridictions de droit commun à une instance, en l’occurrence l’Izba Dyscyplinarna, dont l’indépendance pourrait ne pas être garantie, est susceptible de causer un préjudice grave et irréparable à l’ordre juridique de l’Union. Dans ces conditions, la Cour considère que l’urgence des mesures provisoires demandées par la Commission est établie. 

Troisièmement, la Cour examine si la mise en balance des intérêts plaide en faveur de l’octroi des mesures provisoires sollicitées par la Commission. Elle relève que l’octroi de ces mesures emporterait non pas la dissolution de l’Izba Dyscyplinarna ni, partant, la suppression de ses services administratifs et financiers, mais uniquement la suspension provisoire de son activité jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif. Par ailleurs, dans la mesure où l’octroi desdites mesures impliquerait que le traitement des affaires pendantes devant l’Izba Dyscyplinarna doive être suspendu jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif, le préjudice résultant de la suspension de ces affaires pour les justiciables concernés serait moindre que celui résultant de leur examen par une instance, à savoir l’Izba Dyscyplinarna, dont le manque d’indépendance et d’impartialité ne peut, à première vue, pas être exclu. Dans ces conditions, la Cour considère que la balance des intérêts en présence penche en faveur de l’octroi des mesures provisoires demandées par la Commission. 

Par conséquent, la Cour fait droit à la demande de mesures provisoires de la Commission. RAPPEL : La Cour rendra son jugement définitif sur le fond de cette affaire à une date ultérieure. 

Une ordonnance sur des mesures provisoires ne préjuge pas de l’issue de l’action principale.

1 L'article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 267, deuxième et troisième alinéas, TFUE

2 Affaire Commission/Pologne (C-791/19).

3 En outre, selon la Commission, le nouveau régime disciplinaire : 1) permet que le contenu des décisions judiciaires puisse être qualifié d’infraction disciplinaire concernant les juges des juridictions de droit commun, 2) ne garantit pas que les affaires disciplinaires soient examinées par un tribunal « établi par la loi » dans la mesure où il confère au président de la chambre disciplinaire le pouvoir discrétionnaire de désigner le tribunal disciplinaire compétent en première instance dans les affaires relatives aux juges des juridictions de droit commun, 3) ne garantit pas que les affaires disciplinaires contre les juges des juridictions de droit commun soient examinées dans un délai raisonnable dans la mesure où il confère au ministre de la Justice le pouvoir de nommer un agent disciplinaire du ministre de la Justice et n’assure pas les droits de la défense des juges des juridictions de droit commun qui sont mis en cause car il prévoit que les actes liés à la désignation d’un conseil et à la prise en charge de la défense par celui-ci n’ont pas d’effet suspensif sur le déroulement de la procédure disciplinaire et que le tribunal disciplinaire mène la procédure même en cas d’absence justifiée du juge mis en cause, informé, ou de son conseil, 4) permet que le droit des juridictions de saisir la Cour de demandes de décision préjudicielle soit limité par la possibilité d’engager une procédure disciplinaire.

4 Arrêt de la Cour du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême) (C- 585/18, C-624/18 et C-625/18, voir CP n° 145/19).

5 Selon la Cour, tel est le cas lorsque les conditions objectives dans lesquelles a été créée l’instance concernée et les caractéristiques de celle-ci ainsi que la manière dont ses membres ont été nommés sont de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs, en particulier, d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif, et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent et, ainsi, sont susceptibles de conduire à une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité de cette instance qui soit propre à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer auxdits justiciables dans une société démocratique. 

6 Soutenue par la Belgique, le Danemark, les Pays-Bas, la Finlande et la Suède.

7 Arrêt de la Cour du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême) (C-619/18, voir CP n° 81/19) 

8 Cette disposition prévoit notamment que l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. 

RAPPEL : Un recours en manquement, dirigé contre un État membre qui a manqué à ses obligations découlant du droit de l’Union, peut être formé par la Commission ou par un autre État membre. Si le manquement est constaté par la Cour de justice, l’État membre concerné doit se conformer à l’arrêt dans les meilleurs délais. 

Lorsque la Commission estime que l’État membre ne s’est pas conformé à l’arrêt, elle peut introduire un nouveau recours demandant des sanctions pécuniaires. Toutefois, en cas de non communication des mesures de transposition d’une directive à la Commission, sur sa proposition, des sanctions peuvent être infligées par la Cour de justice, au stade du premier arrêt.

Document non officiel à l’usage des médias, qui n’engage pas la Cour de justice. Le texte intégral de l'ordonnance est publié sur le site CURIA.
Contact presse: Antoine Briand
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