Ces affaires concernaient différents types de mesures de blocage, y compris le blocage « collatéral » La Cour a souligné l’importance d’Internet en tant qu’outil essentiel dans l’exercice du droit à la liberté d’expression. Elle a notamment constaté que les dispositions de la loi russe sur l’information, utilisées pour bloquer les sites Web, avaient produit des effets excessifs et arbitraires et n’avaient pas fourni de garanties appropriées contre les abus.

Principaux faits

Vladimir Kharitonov c. Russie

Fin 2012, M. Kharitonov découvrit que l’adresse IP de son site Internet sur l’actualité de l’édition numérique (http://www.digital-books.ru) avait été bloquée par le Roskomnadzor, le service de

supervision des communications. La mesure avait été adoptée après une décision du service fédéral du contrôle de stupéfiants, lequel voulait bloquer l’accès à un autre site Internet, rastaman.tales.ru – qui recueillait des récits populaires sur le thème du cannabis – dont l’hébergeur et l’adresse IP étaient identiques à ceux du requérant.

M. Kharitonov introduisit une action en justice, arguant que le blocage de son adresse IP avait également bloqué l’accès à son site Internet, lequel ne contenait toutefois aucune information illégale. Les juridictions confirmèrent la légalité de l’action du Roskomnadzor sans prendre en considération l’impact de la mesure sur le site Internet du requérant.

OOO Flavus et autres c. Russie

Les requérants possèdent des médias d’opposition : la première requérante, OOO Flavus, possède le site Internet grani.ru ; le deuxième requérant, Garry Kasparov, est le fondateur de www.kasparov.ru, un site Internet indépendant ; la troisième requérante, OOO Mediafokus, possède un quotidien (« Ezhednevnyy Zhurnal ») publié sur le site ej.ru, qui fait paraître des recherches et des analyses critiques à l’égard du gouvernement russe.

En mars 2014, le Roskomnadzor, en réponse à une demande que le procureur général avait formulée sur le fondement de l’article 15.3 de la loi sur l’information, bloqua l’accès aux sites des requérants à raison de contenus qui encourageaient prétendument des actes constitutifs de troubles de grande ampleur et des discours extrémistes. Aucune décision de justice n’était requise par la loi.

Les requérants sollicitèrent, en vain, un examen judiciaire de la mesure, arguant que le blocage général de l’accès à leurs sites Internet sans informations précises quant aux documents litigieux ne leur permettait pas de retirer lesdits documents afin de rétablir l’accès à leurs sites.

Bulgakov c. Russie

En novembre 2013, M. Bulgakov découvrit que le prestataire local de services Internet avait bloqué l’accès à son site, « Vision du monde de la civilisation russe » (www.razumei.ru), en application d’une décision de justice rendue en avril 2012, dont il n’avait pas eu connaissance. Ce jugement fondé sur l’article 10 § 6 de la loi sur l’information, visait un livre électronique qui était présent sur le site Web du requérant et qui avait été précédemment classé comme publication extrémiste. Le tribunal ordonnait que sa décision fût exécutée par le blocage de l’accès à l’adresse IP du site du requérant au niveau du prestataire.

Le requérant supprima le livre électronique dès qu’il eut connaissance du jugement en question. Les juridictions refusèrent toutefois de lever la mesure au motif que le tribunal avait initialement ordonné le blocage de l’accès au site dans son intégralité à travers son adresse IP, et pas seulement au document litigieux.

Engels c. Russie

En avril 2015, suite à une plainte du procureur, un tribunal ordonna au Roskomnadzor de bloquer l’accès au site Internet de M. Engels, RosKomSvoboda (rublacklist.net), qui traitait de questions relatives à la liberté d’expression et au respect de la vie privée. Le procureur arguait que les informations permettant de contourner des filtres de contenu – qui étaient disponibles sur le site du requérant – ne devaient pas être autorisées à la diffusion en Russie en ce qu’elles permettaient aux utilisateurs d’avoir accès à du matériel extrémiste sur un autre site sans lien avec celui de l’intéressé.

M. Engels ne fut pas informé de la procédure.

Après l’adoption de la décision de justice, le Roskomnadzor demanda à M. Engels de retirer les contenus litigieux sous peine de voir son site Internet bloqué. L’intéressé obtempéra. Les juridictions nationales le déboutèrent du recours qu’il avait formé sans examiner l’argument principal qu’il avait soulevé, selon lequel le fait de donner des informations sur des outils et logiciels de protection de la confidentialité de la navigation n’était pas contraire au droit russe.

Griefs, procédure et composition de la Cour

Tous les requérants dans ces affaires se plaignaient, sur le terrain de l’article 10 (liberté d’expression) du blocage, selon eux illégal et disproportionné, de l’accès à leurs sites Internet. Sur le terrain de l’article 13 (droit à un recours effectif), ils reprochent aux juridictions russes de ne pas avoir examiné leurs griefs sur le fond.

Les requêtes ont été introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme entre 2013 et 2015.

Les arrêts Vladimir Kharitonov et Boulgakov c. Russie ont été rendus par une chambre de sept juges composée comme suit:

Paul Lemmens (Belgique), Président,

Georgios A. Serghides (Chypre),

Helen Keller (Suisse),

Dmitry Dedov (Russie),

Alena Poláčková (Slovaquie),

Lorraine Schembri Orland (Malte),

Ana Maria Guerra Martins (Portugal),

ainsi que de Milan Blaško, greffier de section.

Les arrêts OOO Flavus and Others c. Russia et Engels c. Russia a été rendu par une chambre de sept juges composée comme suit:

Paul Lemmens (Belgique), Président,

Georgios A. Serghides (Chypre),

Helen Keller (Suisse),

Dmitry Dedov (Russie),

María Elósegui (Espagne),

Gilberto Felici (Saint-Marin),

Erik Wennerström (Suède), juges,

Ainsi que de Milan Blaško, greffier de section

Décision de la Cour

Article 10

La Cour a conclu à l’unanimité qu’il y a violation de l’article 10 dans les quatre affaires. Soulignant, en général, l’importance d’Internet pour exprimer le droit à la liberté d’expression et d’information, elle constate que les mesures bloquant l’accès aux sites Web constituent une atteinte au droit des requérantes de communiquer des informations et au droit du public de les recevoir.

La Convention exige que cette ingérence remplisse des conditions, y compris être « prévue par la loi ». La loi en question doit, notamment, être claire et prévisible; fixer des limites au pouvoir discrétionnaire accordé aux autorités ; et fournir une protection contre les ingérences arbitraires.

Toutefois, ce sont précisément les lacunes dans les dispositions concernées qui la conduisent à constater des violations de l’article 10.

 

Le site Web de M. Kharitonov avait été bloqué conformément à l’article 15.1 de la loi sur l’information, qui répertoriait les catégories de contenu web illégal. Toutefois, le site Web du requérant ne contenait pas lui-même de matériel illégal, mais il avait été bloqué simplement parce qu’il avait la même adresse IP qu’un site Web qui en contenait. L’ingérence dans le cas de M. Kharitonov n’a donc été basée sur aucune loi. La Cour note également que les tiers-intervenants dans l’affaire ont souligné que des millions de sites Web ont été bloqués en Russie pour la seule raison qu’ils partageaient une adresse IP avec d’autres sites Web contenant du contenu illégal.

Les sites Web d’OOO Flavus et autres ont été bloqués en vertu de l’article 15.3 de la Loi sur l’information, qui permet au Procureur général de demander le blocage de divers types de contenus, y compris les appels au désordre de masse ou la participation à des événements publics non autorisés.

Dans la mesure où les avis donnés par Roskomnadzor au service d’hébergement web ont fait référence à l’ensemble des sites Web, plutôt qu’à des pages Web spécifiques, les exigences procédurales de la loi n’ont pas été réunies. En omettant de préciser les URL, les autorités ont empêché les requérants soit de retirer le contenu, soit de contester la demande du Procureur général en se référant à des pages Web spécifiques.

En outre, la conclusion du Procureur général selon laquelle les contenus en question constituaient des appels à la participation à des événements publics non autorisés était une interprétation qui n’avait en fait aucun fondement et était arbitraire et manifestement déraisonnable.

Il n’y avait pas non plus de fondement juridique dans l’ordonnance contre www.kasparov.ru pour reproduction d’une image d’une brochure qui aurait incité des personnes, en Crimée, à commettre des « actions illégales »: le Procureur général n’avait pas d’autorité légale sur ce qui était et ce qui n’était pas illégal en dehors de la juridiction russe. Quoi qu’il en soit, la notion d'« actions illégales »ne figurait pas parmi les catégories de contenus susceptibles d’être bloquées en vertu de l’article 15.3.

La Cour examine également si le blocage de l’accès à l’intégralité des sites Web dans l’affaire de ces trois requérants a été « nécessaire dans une société démocratique ». Elle souligne qu’un tel blocage global est une mesure extrême, qui a été comparée à l’interdiction d’un journal ou d’une station de télévision, et nécessite une justification distincte. Tout blocage indifférencié qui nuit au contenu légal ou à des sites Web comme effet collatéral d’une mesure visant uniquement un contenu illégal constitue une ingérence arbitraire dans les droits des propriétaires de ces sites Web.

Toutefois, le Gouvernement n’a donné aucune justification à l’ordonnance de blocage général ni détaillé un but légitime ou un besoin social impérieux. En outre, l’allégation des requérantes selon laquelle le véritable objectif était de supprimer l’accès aux médias d’opposition a suscité de sérieuses préoccupations. Les mesures de blocage contre les sites Web des requérants n’avaient aucune justification et la Cour estime qu’elles n’ont pas poursuivi un but légitime.

La disposition juridique en cause dans le cas de M. Boulgakov était l’article 10(6) de la loi sur l’information, qui permet aux autorités de bloquer certains contenus, y compris le livre électronique sur son site Web. Il n’était pas contesté que l’e-book était du matériel extrémiste, et M. Boulgakov l'a rapidement retiré.

Toutefois, l’ordonnance de la cour nationale a entraîné le blocage du site Web dans son ensemble, et pas seulement le contenu illégal, même si une telle méthode ne figurait pas dans une législation primaire ou des règles d’application. En outre, le blocage a été maintenu même après que le requérant eut retiré le contenu incriminé, qui avait également été ainsi illégal.

La Cour conclut que l’ingérence résultant de l’application de la procédure en vertu de l’article 10(6) de la loi sur l’information a produit des effets excessifs et arbitraires.

Enfin, l’ingérence dans le cas de M. Engels, un militant allemand de la liberté en ligne, s’est fondée sur l’article 15.1 de la Loi sur l’information, en particulier la deuxième partie du paragraphe 5, qui permettait de bloquer les sites Web sur la base d’une « décision judiciaire qui identifiait un contenu internet particulier comme constituant des informations dont la diffusion devrait être interdite en Russie ».

La Cour estime que, dans la mesure où la disposition ne donnait pas la liste des catégories de contenus susceptibles d’être bloquées, elle était excessivement vague et trop large, ne respectant pas l’exigence de prévisibilité de la Convention. En particulier, les propriétaires de sites Web comme M. Engels ne pouvaient pas régir leur conduite car ils ne pouvaient pas savoir quel contenu pouvait être interdit et conduire à un blocage de site Web.

En effet, le cas de M. Engels montre comment la disposition peut produire des effets arbitraires: son site Web avait été bloqué alors même que le tribunal n’a pas établi que soit les outils de contournement des filtres et d’autres logiciels en tant que tels, soit la fourniture d’informations à leur sujet, étaient illégaux. Le tribunal n’a pas non plus trouvé de discours extrémiste ou d’autre contenu interdit sur la page Web du requérant, mais il a évoqué la possibilité que la technologie puisse être utilisée pour accéder à du contenu extrémiste se trouvant ailleurs.

La Cour conclut que la suppression de l’information sur la technologie permettant l’accès à l’information en ligne au motif qu’elle pouvait incidemment faciliter l’accès à du matériel extrémiste n’était pas différente d’essayer de la restriction d’accès aux imprimantes et aux photocopieurs parce qu’ils pouvaient être utilisés pour reproduire de tels documents. En l’absence d’une base juridique précise et étroitement définie, la Cour conclut qu’une mesure aussi radicale était arbitraire.

Garanties dans la loi

La constatation par la Cour d’une violation de l’article 10 dans les affaires des requérants est également fondée sur l’absence de garanties contre les ingérences arbitraires.

Dans tous les cas, aucune information préalable de la mesure de blocage n’a été donnée et la loi sur l’information n’exige aucune forme de participation des propriétaires de sites Web au blocage des procédures; dans Kharitonov et OOO Flavus et autres, les mesures de blocage n’ont pas été examinées par un tribunal ou un autre organe décisionnel indépendant fournissant un forum dans lequel les parties intéressées auraient pu être entendues.

La mesure de blocage a également manqué de transparence. Bien qu’il ait été possible de consulter le site Web de l’organisme de réglementation pour vérifier les décisions de blocage et les sites Web bloqués, aucun accès n’a été donné aux raisons d’une telle mesure ou à des informations sur la façon d’interjeter appel.

Dans le cadre de la procédure de révision de la mesure de blocage, les tribunaux ont uniquement examiné si l’organisme de réglementation s’est conformé à la loi. Toutefois, ils n’ont pas procédé à une évaluation de la conformité à la Convention de l’effet de la mesure.

La loi n’obligeait pas les autorités à procéder à une évaluation d’impact des mesures de blocage avant leur mise en oeuvre ni à justifier l’urgence de leur application immédiate sans donner auxparties intéressées la possibilité de supprimer le contenu illégal ou de demander un contrôle judiciaire.

La Cour ne trouve aucune indication que les juges qui examinaient les plaintes des requérants ont cherché à apprécier les différents intérêts en jeu, notamment en évaluant la nécessité de bloquer l ’accès à l’ensemble des sites Web. Un examen de la conformité à la Convention aurait dû être pris en considération, entre autres éléments, du fait qu’une telle mesure de blocage, en rendant de grandes quantités d’informations inaccessibles, a considérablement restreint les droits des utilisateurs d’Internet et a eu un effet collatéral important. La Cour note en particulier que, dans aucun des quatre cas, les tribunaux n’ont appliqué la décision no 21 de la Cour suprême du 27 juin 2013, qui les obligeait à tenir compte des critères établis dans la Convention dans son interprétation par la Cour.

La Cour note également, dans les arrêts Boulgakov et Engels, que l’implication d’un FAI local en tant que défendeur désigné n’était pas suffisante pour donner à ces procédures un caractère contradictoire.

Article 13 combiné avec l’article 10

La Cour conclut qu’aucun des tribunaux dans les affaires des requérants n’a procédé à des examens du fond de ce qui avait été des plaintes défendables de violations de leurs droits.

Dans l’affaire Kharitonov, ils n’ont pas examiné la légalité ou la proportionnalité des effets de l’ordonnance de blocage sur le site Web de la requérante, tandis que dans OOO Flavus et autres, ils n’ont pas examiné le non-respect par les autorités de l’obligation légale d’identifier les pages Web ou d’examiner la nécessité et la proportionnalité des mesures de blocage ou leur portée excessive.

La Cour d’appel dans Boulgakov n’a pas examiné la distinction juridique entre une page Web et un site Web ni examiné la nécessité et la proportionnalité de la mesure de blocage, ni les effets excessifs de la méthode choisie de sa mise en oeuvre. Dans l’affaire Engels, elle n’a pas examiné la nature spécifique de l’information sur des technologies particulières ni examiné la nécessité et la proportionnalité de la mesure de blocage.

Aucun des recours dont disposent les requérants n’a été efficace dans les circonstances et il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 10 dans chacun des cas.

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour estime que la Russie doit verser aux requérants dans les quatre affaires 10 000 euros (EUR) chacun pour dommages non pécuniaires. Elle estime également que la Russie doit payer pour frais et dépens : 2 000 EUR à M. Kharitonov; 1 000 EUR à OOO Mediafokus à OOO Flavus et autres; et 91 EUR à M. Boulgakov.

Opinions séparées

Les juges Lemmens, Dedov et Poláčková ont rédigé des opinions séparées concordantes dans les affaires Vladimir Kharitonov c. Russie et Boulgakov c. Russie qui sont annexées aux arrêts respectifs.

L’arrêt n’existe qu’en anglais.

 

Source : Communiqué de Presse CEDH 183 (2020)