TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE MONTREUIL 

N° 1704275 

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Mme Emmanuelle B. épouse L. et autres
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Mme Emmanuelle Topin Rapporteur ___________ 

M. Romain Felsenheld Rapporteur public ___________ 

Audience du 23 juin 2020 Lecture du 2 juillet 2020 

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61-02-02 C+ 

Le tribunal administratif de Montreuil (8ème chambre) 

Vu la procédure suivante 

Par une ordonnance du 17 mai 2017, le tribunal administratif de Paris a transmis au tribunal administratif de Montreuil la requête enregistrée le 20 avril 2017 présentée par Mme Emmanuelle B. épouse L., M. Franck L. en leurs noms propres et au nom de leurs enfants mineurs A. et E. L.-B.. 

Par cette requête et des mémoires, enregistrés le 11 septembre, le 3 octobre, le 14 octobre, le 19 novembre 2019, le 15 janvier 2020 et le 4 juin 2020, les requérants, représentés par Me Joseph-Oudin, demandent au tribunal, dans le dernier état de leurs écritures : 

1°) de condamner l’Etat à verser la somme de 822 797,10 euros à A. L.-B., de 1 007 685,10 euros à E. L.-B., de 110 000 euros à Mme Emmanuelle B. épouse L., de 110 000 euros à M. Franck L. et de 1 703,85 euros à Mme B. et M. L. ; 

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 10 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ; 

3°) de mettre à la charge de l’Etat les entiers dépens. Ils soutiennent que : 

- le rapport d’expertise collégiale du 5 mai 2019 doit être écarté des débats en raison de l’impartialité de l’un des membres du collège d’expert ; 

- l’Etat, qui est soumis à un principe de précaution et de prévention, a commis des fautes dans l’exercice de son pouvoir de police sanitaire, liées à l’absence de modification des notices du médicament ; 

- ces fautes ont causé des préjudices à leur enfant E., qui a besoin de l’assistance spécialisée et non spécialisée de tierces personnes pour un montant total de 862 242,60 euros, qui subit un déficit temporaire qui doit être indemnisé à hauteur de 82 942,50 euros, des souffrances et un préjudice esthétique temporaire devant être indemnisés pour des montants, respectivement, de 35 000 et 27 500 euros ; 

- elles ont causé des préjudices à leur enfant A., qui a besoin de l’assistance spécialisée et non spécialisée de tierces personnes pour un montant total de 732 112,10 euros, qui subit un déficit temporaire qui doit être indemnisé à hauteur de 55 935 euros, des souffrances et un préjudice esthétique temporaire devant être indemnisé respectivement pour un montant de 20 750 et 14 000 euros ; 

- chacun des parents souffre d’un préjudice d’affection et d’anxiété ainsi que de troubles dans leurs conditions d’existence devant être indemnisé à hauteur respectivement de 40 000 euros et 60 000 euros chacun ; 

- Mme et M. L. ont exposé des frais de transport pour les rendez-vous médicaux de ses enfants d’un montant de 1 703,85 euros. 

Par des mémoires, enregistrés le 17 septembre 2019 et le 30 janvier 2020, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, représentée par Me Schmelck, conclut à ce qu’il soit sursis à statuer dans l’attente de l’issue des autres éventuels recours introduits par les requérants devant le juge judiciaire ou dans le cadre de la procédure amiable, et subsidiairement, au rejet de la requête. Elle conclut, à titre plus subsidiaire, à la reconnaissance de fautes exonératoires de la responsabilité de l’Etat commises par le laboratoire et des médecins prescripteurs et, à titre encore plus subsidiaire, à la limitation des pathologies reconnues imputables à l’exposition à la Dépakine. 

Elle soutient que :
- aucune faute n’est imputable à l’agence ;
- les médecins prescripteurs ont commis une faute en ne portant pas l’information sur 

les risques à la connaissance de leur patiente ;
-le laboratoire est responsable dès lors qu’il lui appartenait de demander une

modification de l’autorisation de mise sur le marché ;
- l’indemnisation des préjudices en lien avec les troubles oculaires doivent être écartés 

en l’absence de lien de causalité. 

Par des mémoires en défense enregistrés le 25 novembre et le 23 décembre 2019, le ministre des solidarités et de la santé conclut, à titre principal, à ce qu’il soit sursis à statuer dans l’attente de l’issue des recours introduits devant des juridictions civiles, subsidiairement, au rejet de la requête, et, encore plus subsidiairement, à la reconnaissance de fautes exonératoires commises par le laboratoire et les médecins prescripteurs. 

Il soutient que : 

- l’Etat n’a pas commis de fautes ; 

- subsidiairement, le laboratoire et les médecins ont commis des fautes de nature à exonérer la responsabilité de l’Etat. 

Par une ordonnance du 19 février 2019, le vice-président du tribunal administratif de Montreuil a liquidé et taxé les frais et honoraires de l’expert désigné par ordonnance n° 174332 du 17 novembre 2017 à un montant de 1 500 euros. 

Vu les autres pièces du dossier. 

Vu :
- le code de santé publique ;
- la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 ;
- le décret n° 2008-435 du 6 mai 2008 ;
- le code de justice administrative et l’ordonnance n° 2020-305 du 20 mars 2020. 

Ont été entendus au cours de l’audience publique :
- le rapport de Mme Topin,
- les conclusions de M. Romain Felsenheld, rapporteur public,
- les observations de Me de Noray et de Me Queyreix représentant les requérants,
- et les observations de Me Sergent représentant l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. 

Considérant ce qui suit 

1. Mme B. épouse L., née le 17 novembre 1969, souffre depuis août 1991 d’épilepsie traitée par l’administration de Dépakine depuis 1993. Enceinte de jumeaux à compter du 27 mars 2008 à la suite d’une procréation médicalement assistée, elle a poursuivi un traitement à base de Dépakine Chrono 500 mg, commercialisé par la société Sanofi France, à raison de 2,5 comprimés par jour entre mars et juin 2008, 3 comprimés de juin à août 2008, 4,5 comprimés par jour d’août à novembre 2008. Elle a mis au monde le 24 novembre 2008 E. et A., qui sont atteints de diverses malformations physiques, de retards de développement et de troubles envahissants du développement. M. et Mme L., en leur nom propre et aux noms de leurs enfants mineurs, demandent au tribunal de condamner l’Etat à leur verser la somme totale de 2 052 186,05 euros en réparation des préjudices résultant des fautes commises par l’Etat dans ses activités de contrôle de la mise sur le marché de la Dépakine Chrono 500 mg. 

Sur la demande de sursis à statuer : 

2. Il ne résulte pas de l’instruction que les requérants auraient introduit une action civile au fond devant la juridiction judiciaire en vue d’être indemnisés des mêmes préjudices ou qu’ils auraient saisi l’ONIAM d’une procédure d’indemnisation amiable. Par suite, et en tout état de cause, les conclusions du ministre et de l’ANSM tendant à ce qu’il soit sursis à statuer ne peuvent être accueillies. 

Sur la demande tendant à écarter des débats le rapport d’expertise collégiale du 5 mai 2019 : 

3. Les requérants entendent voir écarter des débats le rapport d’expertise du 5 mai 2019 du collège d’experts désigné par l’ordonnance du juge des référés du tribunal de grande instance de Bobigny du 17 juin 2016 à raison du manque d’impartialité alléguée de l’un de ses membres, le professeur Brion, qui a occupé différentes fonctions d’expert au sein de l’agence en charge du médicament entre 1999 et 2013. Il résulte toutefois du jugement du tribunal correctionnel de Paris du 5 novembre 2019 (n° 17062000305) que l’intéressée a été rapporteur auprès de la commission de neurologie, psychiatrie, anesthésie et antalgie de 2001 à 2013, et, qu’à ce titre, elle n’a jamais participé à une commission de cette agence relative aux autorisations de mise sur le marché de la Dépakine et n’avait par ailleurs aucun lien de subordination avec l’agence en charge du médicament. Dans ces conditions, il ne résulte pas de l’instruction que cet expert aurait été partial et, par suite, la demande des requérants tendant à ce que soit écarté des débats ce rapport d’expertise judiciaire doit être rejetée. 

Sur la responsabilité de l’Etat : 

En ce qui concerne le régime de responsabilité : 

4. D’une part, en vertu des dispositions de l’article L. 5311-1 du code de la santé publique applicables à l’époque des faits, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) participait à l'application des lois et règlements relatifs notamment aux essais, à la fabrication, à la préparation, à l'exploitation, à la mise sur le marché et à l’utilisation des médicaments destinés à l’homme. Ce même article prévoyait que cette agence procédait à l'évaluation des bénéfices et des risques liés à l'utilisation de ces produits à tout moment opportun et, notamment, lorsqu'un élément nouveau était susceptible de remettre en cause l'évaluation initiale, et qu’elle assurait la mise en œuvre des systèmes de vigilance. 

5. D’autre part, l’ancien article L. 5311-2 de ce code disposait que cette agence procédait ou faisait procéder à toute expertise et à tout contrôle technique relatifs notamment aux médicaments et qu’elle était chargée de recueillir et d'évaluer les informations sur les effets inattendus, indésirables ou néfastes des médicaments. Enfin, l’ancien article L. 5121-8 ce même code applicable à l’espèce prévoyait que toute spécialité pharmaceutique ou tout autre médicament fabriqué industriellement dont la mise sur le marché n’avait pas été autorisée par la Communauté européenne devait faire l'objet, avant sa commercialisation ou sa distribution à titre gratuit, en gros ou au détail, d'une autorisation de mise sur le marché délivrée par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, renouvelable par période quinquennale et que l’agence pouvait modifier, suspendre ou retirer cette autorisation. 

6. D’autre part, ainsi que le prévoyaient les dispositions de l’article R.5121-23 de ce code, abrogé par l’article 13 du décret du 6 mai 2008 relatif à la mise sur le marché des spécialités pharmaceutiques à usage humain, puis celles de l’article R. 5121-25 introduit par l’article 14 de ce même décret applicables à l’espèce, la demande d’autorisation de mise sur le marché comportait un résumé des caractéristiques techniques du produit (RCP) destiné au médecin prescripteur. Ce document devait mentionner en particulier les contre-indications, les effets indésirables et les préconisations à tenir en cas de grossesse. Selon les dispositions du d) de l’article R. 5129 de l’ancien code de la santé publique puis de celles de l’article R. 5121- 25 de ce même code en vigueur à compter du 8 août 2008, la demande d’autorisation comprenait également un projet de notice dont le contenu devait être établi en conformité avec les dispositions du résumé des caractéristiques du produit en application des dispositions de l’article R. 5121-149 du code et devait mentionner notamment selon le 3° de cet article : « L'énumération des informations nécessaires avant la prise du médicament relatives aux contre-indications, aux précautions d'emploi, aux interactions médicamenteuses et autres interactions susceptibles d'affecter l'action du médicament et aux mises en garde spéciales. Cette énumération doit : / a) Tenir compte de la situation particulière des catégories suivantes d'utilisateurs : enfants, femmes enceintes ou allaitant, personnes âgées, personnes présentant certaines pathologies spécifiques ; (...). ». 

7. Eu égard tant à la nature des pouvoirs conférés par les dispositions précitées aux autorités chargées de la police sanitaire relative aux médicaments, qu'aux buts en vue desquels ces pouvoirs leur ont été attribués, la responsabilité de l'Etat peut être engagée par toute faute commise dans l'exercice de ces attributions. 

8. En second lieu, une présomption d’imputabilité a été instituée par l’article L. 1142- 24-12 du code de la santé publique issu de l’article 266 de la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 aux termes duquel : « S'il constate un ou plusieurs dommages mentionnés à l'article L.1142-24-10 qu'il impute à la prescription, avant le 31 décembre 2015, de valproate de sodium ou de l'un de ses dérivés pendant une grossesse, le collège d'experts émet un avis sur les circonstances, les causes, la nature et l'étendue de ces dommages ainsi que sur la responsabilité de l'une ou de plusieurs des personnes mentionnées au premier alinéa de l'article L. 1142-5 ou de l'Etat, au titre de ses pouvoirs de sécurité sanitaire./ Les malformations congénitales sont présumées imputables à un manque d'information de la mère sur les effets indésirables du valproate de sodium ou de l'un de ses dérivés lorsqu'il a été prescrit à compter du 1er janvier 1982. (...) ». Cette présomption ne s’impose toutefois qu’au collège d’experts se prononçant sur l’imputabilité des dommages à l’exposition au valproate de sodium ou de l’un de ses dérivés dans le cadre de la procédure amiable d’indemnisation des victimes et n’a donc pas d’incidence sur l’appréciation faite par le juge, saisi d’une action en responsabilité fondée sur d’éventuels manquements de l’Etat dans l’exercice de ses pouvoirs de police sanitaire. 

En ce qui concerne les fautes : 

S’agissant de la responsabilité de l’Etat : 

9. En premier lieu, le RCP de la Dépakine 200 mg résultant de l’autorisation de mise sur le marché du 25 janvier 2006, qui était applicable dans les mêmes conditions à la Dépakine Chrono 500 mg, en vigueur durant la grossesse de Mme B. de mars à novembre 2008, comportait des mises en garde spéciales recommandant de vérifier au moment où le traitement était mis en oeuvre que « la femme en âge de procréer n’est pas enceinte » et d’instaurer « une méthode de contraception efficace avant la mise sous traitement ». Le résumé mentionnait également au titre de la rubrique « grossesse et allaitement » le risque de malformations « 3 à 4 fois supérieur à celui de la population générale qui est de 3 % », un descriptif des « malformations les plus souvent rencontrées », à savoir « des anomalies de fermeture du tube neural de l'ordre de 2 à 3%, des dysmorphies faciales, des fentes faciales, des crâniosténoses, des malformations cardiaques, des malformations rénales et urogénitales et des malformations des membres ». Il y était précisé que des posologies supérieures à 1 000 mg par jour et l’association d’autres anticonvulsivants étaient des « facteurs de risque importants dans l’apparition de ces malformations ». Cette même rubrique faisait état de l’absence de « diminution du quotient intellectuel global chez les enfants exposés in utero au valproate de sodium » mise en évidence par les études épidémiologiques tout en relevant « une légère diminution des capacités verbales et/ou une augmentation de la fréquence du recours à l'orthophonie ou au soutien scolaire ont été décrites chez ces enfants. » et que : « Par ailleurs, quelques cas isolés d'autisme et de troubles apparentés ont été rappariés chez les enfants exposés in utero au valproate de sodium. Des études complémentaires sont nécessaires pour confirmer ou infirmer l'ensemble de ces résultats ». Enfin, il était signalé que si une grossesse est envisagée: «Toutes les mesures seront mises en œuvre pour envisager le recours à d'autres thérapeutiques en vue de cette grossesse. Si le valproate de sodium devait absolument être maintenu (absence d'alternative) : Il convient d'administrer la dose journalière minimale efficace et de privilégier des formes à libération prolongée, ou à défaut de la répartir en plusieurs prises afin d'éviter les pics plasmatiques d'acide valproïque ». Il résulte de l’expertise du collège d’experts du 5 mai 2019 ainsi que de l’expertise du 28 janvier 2019 ordonnée le 25 janvier 2017 (n° 16/02074) par tribunal de grande instance de Bobigny, qui a analysé la conformité du RCP et de la notice du 2 juillet 2004 aux données scientifiques de l’époque, que les mentions ainsi portées sur le RCP étaient conformes aux connaissances scientifiques de 2008, au regard plus spécifiquement des conclusions de la publication Abad, 2004 mettant en évidence la relation entre la dose et l'effet neuro développemental et « faisant état de suspicions sérieuses d’imputabilité des retards de développement au valproate de sodium » selon le rapport n° 2015-094 R de février 2016 de l’Inspection générale des affaires sociale intitulé « enquête relative aux spécialités pharmaceutiques contenant du valproate de sodium ». Dans ces conditions, le résumé des caractéristiques du produit doit être regardé comme ayant été conforme aux connaissances scientifiques durant la grossesse de Mme B.. 

10. Toutefois, en second lieu, la notice du 25 janvier 2006 se bornait à préciser, au titre des mises en garde, que : « En début de traitement, le médecin s'assurera que vous n'êtes pas enceinte et vous prescrira si besoin une méthode de contraception (cf rubrique Grossesse et allaitement). » et la rubrique « grossesse et allaitement » précisait que : « L'utilisation de ce médicament est déconseillée, sauf avis contraire de votre médecin, pendant la grossesse. Si vous découvrez que vous êtes enceinte pendant le traitement, consultez rapidement votre médecin lui seul pourrait adapter le traitement à votre état (...) ». Ces seules mentions ne permettaient pas à Mme B. de prendre connaissance directement des risques encourus en cas de grossesse et connus en l’état des données scientifiques disponibles en 2008. Par suite, l’Etat a manqué à ses obligations de contrôle en accordant une autorisation de mise sur le marché de la Dépakine Chrono 500 mg dont la notice, en méconnaissance des dispositions de l’article R. 5121-149 du code de la santé publique, n’informait pas les patientes des risques encourus en cas d’exposition du fœtus à ce médicament contrairement aux mentions portées sur le RCP. 

S’agissant des faits de tiers : 

11. En premier lieu, aux termes de l’article L. 1111-2 du code de la santé publique : « Toute personne a le droit d'être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu'ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus. (...) ». Aux termes de l’article R. 4127-35 de ce même code : « Le médecin doit à la personne qu'il examine, qu'il soigne ou qu'il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu'il lui propose. Tout au long de la maladie, il tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension. (...) »

12. Il résulte du rapport d’expertise du 5 mai 2019 que l’indication d’une procréation médicalement assistée aurait pu être remise en cause au regard des risques connus en cas d’exposition du fœtus à la Dépakine. Par ailleurs, aucun des médecins ayant suivi Mme B.-L. durant le parcours de procréation médicalement assisté ou durant sa grossesse ne justifie avoir informé l’intéressée des risques mentionnés dans le RCP du 25 janvier 2006 en cas de grossesse, ni avoir envisagé une modification ou une adaptation de son traitement ainsi que ce document les y incitait. Les doses administrées durant la grossesse ont en outre été largement supérieures au seuil de 1 000 mg par jour au-delà duquel les risques de malformations du foetus étaient signalés comme étant accrus par le RCP. Dans ces conditions, les fautes commises par les médecins ayant pris en charge l’intéressée durant le parcours de procréation médicalement assisté et la grossesse sont de nature à décharger l’Etat de sa responsabilité à hauteur de 60%. 

13. En second lieu, aux termes de l’article R. 5135-4, applicables jusqu’au 7 août 2008, puis de l’article R. 5121-41 du code de la santé publique dans sa version applicable à compter du 8 août 2008 : « Le titulaire de l'autorisation de mise sur le marché soumet au directeur général de l'Agence [en charge du médicament] tout projet de modification d'un élément relatif à l'étiquetage ou à la notice, autre que les modifications du résumé des caractéristiques du produit, prévu aux articles R. 5121-23 et R. 5121-24. / Si le directeur général de l'agence ne s'est pas prononcé dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de présentation de la demande, le demandeur peut procéder à la mise en oeuvre des modifications ». 

14. Ainsi qu’il a été dit au point 10, le résumé des caractéristiques du produit du 25 janvier 2006 était conforme aux données de la science en 2008. Le ministère des solidarités et de la santé et l’agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé ne sont donc pas fondés à soutenir que la société Sanofi-Aventis France, titulaire de l’autorisation de mise sur le marché n’aurait pas dûment informé l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé des risques encourus en cas d’administration de la Dépakine Chrono 500 mg durant une grossesse. En revanche, il appartenait au laboratoire de solliciter une modification de l’autorisation de mise sur le marché afin de rendre la notice conforme aux mentions portées sur le RCP, conformément aux dispositions de l’article R. 5121-149 du code de la santé publique, et de nature à permettre aux patentes de connaître les risques encourus en cas de poursuite du traitement durant une grossesse. En ne proposant pas une telle modification de la notice, la société Sanofi-Aventis France a commis une faute de nature à exonérer la responsabilité de l’Etat à hauteur de 20%. 

Sur les préjudices :

En ce qui concerne l’enfant E. L.-B. : S’agissant du lien de causalité : 

15. Au regard des critères de suspicion d’une embryofoetopathie au valproate de sodium dégagés par le Protocole national de diagnostic et de soins de mai 2017 auquel se réfèrent les expertises judiciaires du 27 décembre 2018 et du 5 mai 2019, doivent être présumés imputables à l’exposition in utero au valproate de sodium, les anomalies morphologiques faciales, squelettiques et des extrémités, les malformations, les troubles cognitifs et/ou comportementaux, les atteintes organiques variables dès lors qu’ils ne sont imputables à aucune autre cause et que le traitement au valproate de sodium s’est poursuivi au cours de la grossesse. 

16. En l’espèce, les particularités morphologiques du visage d’E. L.-B., la malformation de la main droite, les troubles neurodéveloppementaux avec une perturbation importante du comportement et de la relation dans le cadre d’un trouble du spectre autistique, le déficit de la mémoire de travail, le déficit des coordinations visio-motrices et bi-manuelles, la dysgraphie et l’anomalie discrète de la structure cardiaque sans retentissement fonctionnel ne peuvent être imputés à une autre cause qu’à l’exposition à la Dépakine Chrono 500 mg durant la grossesse au regard de l’absence d’antécédents familiaux ou de toute autre cause identifiée. L’exposition à la Dépakine Chrono 500 mg doit donc être présumée comme étant la cause certaine, directe et déterminante de ces diverses pathologies. En revanche, en ce qui concerne les troubles oculaires, il résulte de l’expertise du 5 mai 2019 qu’il ne peut être déduit des études scientifiques une fréquence plus importante de troubles de la réfraction oculaire chez les enfants exposés au valproate de sodium en comparaison avec les données épidémiologiques dans la population générale pédiatrique. L’argumentaire du protocole national de diagnostic et de soins de mars 2017 selon lequel il existe des indices laissant penser que des troubles de réfractions touchent plus de 50 % des enfants exposés et que des malformations ophtalmologiques sont probablement plus fréquentes ne combat pas utilement la conclusion de l’expertise du 5 mai 2019 sur ce point. Au regard de ces éléments, le lien de causalité entre les troubles oculaires et l’exposition à la Dépakine Chrono 500 mg n’est pas établi. 

S’agissant de l’indemnisation des préjudices : 

17. En premier lieu, il résulte du rapport d’expertise du 28 décembre 2018 rendu à la suite de l’ordonnance du tribunal administratif de Montreuil du 17 novembre 2017 et du rapport d’expertise du 5 mai 2019, que, compte tenu de l’assistance à apporter à tout enfant en bas âge, l’assistance par une tierce personne non spécialisée doit être fixée à 7 heures par semaine de 18mois à 3 ans, à 21 heures par semaine de 3 ans à 6 ans et à 45,5 heures par semaine au-delà de 6 ans jusqu’à la date du présent jugement sur la base d’un taux horaire de 13,6 euros incluant les charges sociales et les surcoûts liés aux fins de semaine et jours fériés, soit 231 431,20 euros au titre de l’assistance par une tierce personne non spécialisée. L’assistance par une tierce personne spécialisée doit être fixée à 45,5 heures par semaine au taux horaire de 19 euros incluant les charges sociales depuis l’âge des six ans de l’enfant jusqu’à la date du présent jugement, soit 250 705 euros et enfin, la surveillance passive à compter de ce même âge jusqu’à la date du présent jugement doit être fixée à 21 heures par semaine au taux horaire de 10 euros incluant les charges sociales et les surcoûts liés aux fins de semaine et jours fériés, soit 60 900 euros. Le montant total de l’assistance spécialisée et non spécialisée et de la surveillance passive doit être, par suite, évalué à la somme totale de 543 036,20 euros jusqu’au jour du jugement. 

18. En deuxième lieu, l’enfant a subi un déficit fonctionnel temporaire total pour trois journées d’hospitalisation des 27 novembre 2009, 14 mai et 2 juin 2014. Le déficit temporaire doit être fixé à 15 % de sa naissance à l’âge de 3 ans, à 50 % de trois à six ans et à 75 % au- delà de six ans jusqu’au jour du jugement. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en l’évaluant à la somme totale de 36 000 euros. 

19. En troisième lieu, le préjudice esthétique doit être évalué à 4/7 et être réparé à hauteur de 7 500 euros. 

20. En dernier lieu, la réparation des souffrances endurées, qui doivent être évaluées à 5,5/7, doit être fixée à la somme de 28 000 euros. 

21. Il résulte de tout ce qui précède qu’il doit être mis à la charge de l’Etat, compte tenu des fautes exonératoires, la somme totale de 122 907,24 euros en réparation des préjudices d’E. L.-B.. 

En ce qui concerne l’enfant A. L.-B. : 

S’agissant du lien de causalité : 

22. Il résulte des expertises judiciaires du 27 décembre 2018 et du 5 mai 2019 que les particularités morphologiques du visage d’A. L.-B., les anomalies des extrémités manifestées par la brièveté du cinquième doigt gauche et un pli palmaire transverse unique, le retard transitoire d’acquisition du tonus et de la motricité dans la petite enfance, les troubles neurodéveloppementaux se manifestant par de la lenteur, un déficit de la mémoire de travail, le déficit des coordinations visio-motrices et bi-manuelles, la dysgraphie, le trouble de la relation et du comportement, l’anomalie discrète de la structure cardiaque sans retentissement fonctionnel, ne peuvent être imputés à une autre cause qu’à l’exposition à la Dépakine Chrono 500 mg durant la grossesse. L’exposition à la Dépakine Chrono 500 mg durant la grossesse doit donc être présumée comme étant la cause certaine, directe et déterminante de ces diverses pathologies. En revanche, pour les motifs exposés ci-dessus, le lien de causalité entre les troubles oculaires d’A. L.-B. et l’exposition à la Dépakine Chrono 500 mg doit être écartée. 

S’agissant de l’indemnisation : 

23. En premier lieu, l’assistance par une tierce personne non spécialisée doit être fixée à 14 heures par semaine depuis l’âge de 3 ans au jour du jugement au taux horaire de 13,6 euros incluant les charges sociales et les surcoûts liés aux fins de semaine et jours fériés, l’assistance spécialisée à 8 heures par semaine à compter de l’âge de 3 ans au jour du jugement au taux horaire de 19 euros incluant les charges sociales, soit un total pour l’assistance spécialisée et non spécialisée de 129 531,20 euros jusqu’au jour du jugement. 

24. En deuxième lieu, l’imputabilité à la faute de l’Etat de l’hospitalisation de la mère et de ses enfants à la suite de l’accouchement prématuré n’est pas établie. Par suite, le chef de préjudice résultant du déficit fonctionnel temporaire total doit être écarté. Le déficit fonctionnel temporaire partiel doit être fixé à 15 % de l’âge de 18 mois à 3 ans puis à 40 % à compter de 3 ans. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en l’évaluant à la somme totale de 22 300 euros. 

25. En troisième lieu, la réparation des préjudices liés aux souffrances endurées, évaluées à 4,5/7, doit être fixée à 20 000 euros. 

26. En dernier lieu, au regard, d’une part, des anomalies des extrémités et d’autre part des particularités morphologiques décrites comme discrètes par l’expertise du 5 mai 2019 et des indications contradictoires de l’expertise du 27 décembre 2018 qui décrit la dysmorphie comme étant légère tout en retenant un préjudice de 4/7, il y a lieu de retenir un préjudice esthétique de 2/7 qu’il convient d’indemniser à hauteur de 2 500 euros. 

27. Il résulte de tout ce qui précède qu’il doit être mis à la charge de l’Etat, compte tenu des fautes exonératoires, la somme totale de 34 866,24 euros en réparation des préjudices d’A. L.-B.. 

En ce qui concerne les préjudices propres de Mme B. et M. L., parents de ces enfants : 

28. Il sera fait une juste appréciation du préjudice d’affection, d’une part et des troubles dans les conditions d’affection, d’autre part, en les évaluant à la somme globale de 80 000 euros pour chacun des requérants. 

29. Il y a lieu de faire droit à la demande des intéressés relative aux frais de déplacement pour se rendre aux rendez-vous médicaux de leurs enfants, à l’exclusion de ceux relatifs au séjour à la maternité dont le lien de causalité avec la faute de l’Etat n’est pas établi. Il sera fait une exacte appréciation de ce préjudice en l’arrêtant à la somme de 1 688,36 euros. 

30. Il résulte de ce qui précède que compte tenu des fautes exonératoires, il y a lieu de condamner l’Etat à verser la somme de 16 168,83 euros chacun à Mme B. épouse L. et à M. L.. 

Sur les dépens : 

31. En application des dispositions de l’article R. 761-1 du code de justice administrative, il y a lieu de mettre les frais de l’expertise ordonnée le 17 novembre 2017, taxés et liquidés à la somme de 1 500 euros par ordonnance de taxation du 19 février 2019, à la charge définitive de l’Etat. 

Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative : 

32. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de condamner l’Etat à verser aux requérants la somme globale de 3 000 euros au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens. 

D E C I D E: 

Article 1er : L’Etat est condamné à verser la somme de 122 907,24 euros (cent vingt- deux mille neuf cent sept euros et vingt-quatre centimes) à E. L.-B.. 

Article 2 : L’Etat est condamné à verser, la somme de 34 866,24 euros (trente-quatre mille huit cent soixante-six euros et vingt-quatre centimes) à A. L.-B. ; 

Article 3 : L’Etat est condamné à verser, la somme de 16 168,83 euros (seize mille cent soixante-huit euros et quatre-vingt-trois centimes) à Mme B. épouse L.. 

Article 4 : L’Etat est condamné à verser et la somme de 16 168,84 euros (seize mille cent soixante-huit euros et quatre-vingt-quatre centimes) à M. Franck L.. 

Article 5 : L’Etat versera aux requérants la somme globale de 3 000 (trois mille) euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. 

Article 6 : Les frais d’expertise liquidés et taxés à la somme de 1 500 euros sont mis à la charge définitive de l’Etat. 

Article 7 : Le surplus des conclusions de la requête des parties est rejeté. 

Article 8 : Le présent jugement sera notifié à Mme Emmanuelle B. épouse L., à M. Franck L., au ministre des affaires sociales et de la santé, à l'agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé et à la caisse primaire d'assurance maladie de l'Essonne.