Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 21 mars 2019), par acte du 1er mars 2002, F... et T... I..., ainsi que Mme K..., en qualité d'usufruitiers d'une part, M. N... I... et Mme Q... I..., en qualité de nus-propriétaires, d'autre part, ont consenti à Mme V... un bail rural sur diverses parcelles de terre qui ont été mises à la disposition de l'exploitation agricole à responsabilité limitée Tertre Doux (l'EARL).

2. F... et T... I... étant décédés respectivement le [...] et le [...], Mme K... est devenue la seule usufruitière des biens loués.

3. Par acte du 31 mai 2012, Mme V... a cessé son activité et a cédé à ses fils la totalité de ses parts sociales dans l'EARL, transformée en société civile d'exploitation agricole (la SCEA) et prenant la suite du preneur sortant.

4. Par déclaration du 13 décembre 2016, Mme K... a saisi le tribunal paritaire des baux ruraux en annulation de la cession du bail rural et résiliation judiciaire de celui-ci sur le fondement de l'article L. 411–35 du code rural et de la pêche maritime.

Examen du moyen

Sur le moyen unique, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

5. Mme K... fait grief à l'arrêt de dire n'y avoir lieu à annulation de la cession du bail rural conclue le 31 mai 2012 par Mme V... en faveur de ses trois fils et de rejeter sa demande de résiliation du contrat et ses demandes subséquentes, alors « que la cession d'un bail rural au profit d'une personne morale, même constituée entre les descendants du preneur, est prohibée ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que par lettre du 15 mars 2012, T... I... avait, en sa qualité de seule usufruitière, donné son autorisation à la cession du bail rural au profit de la Scea Tertre Doux, et ce, jusqu'à son terme ; qu'en décidant néanmoins qu'il n'y avait pas lieu à annulation de cette cession et en déboutant G... I... de sa demande de résiliation du bail, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les articles L. 411-31 et L. 411-35 du code rural et de la pêche maritime. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 411-31 et L. 411-35 du code rural et de la pêche maritime :

6. Il résulte de ces textes que les possibilités de cession d'un bail rural sont réservées, avec l'agrément du bailleur, aux proches de la famille du preneur limitativement énumérés et que toute contravention à leurs dispositions peut entraîner la nullité de la cession et la résiliation du bail.

7. Pour rejeter les demandes, l'arrêt retient que le changement d'exploitante intervenu le 31 mai 2012, accompagné de la cessation d'activité de Mme V..., constitue en droit une cession de bail devant être soumise à l'accord préalable du bailleur et que T... I... avait toute légitimité pour autoriser seule la cession au profit des enfants de la preneuse, ce qu'elle a mentionné dans une lettre du 15 mars 2012, les descendants de la preneuse ayant, pour leur part, fait le choix de s'associer sous la forme juridique d'une EARL, puis d'une SCEA.

8. En statuant ainsi, après avoir constaté que T... I... avait, en sa qualité de seule usufuitière, donné son autorisation expresse à la cession du bail rural au profit de la SCEA, personne morale distincte ne figurant pas dans le cercle familial du preneur cédant, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 21 mars 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;

Condamne Mme V... aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par Mme V... et la condamne à payer à Mme K... la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, signé par
M. Echappé, conseiller doyen, conformément aux dispositions des articles 456 et 1021 du code de procédure civile, en remplacement du conseiller rapporteur empêché, et signé et prononcé par le président en son audience publique du dix septembre deux mille vingt. MOYEN ANNEXE au présent arrêt

Moyen produit par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat aux Conseils, pour Mme K...

Il est fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'AVOIR dit n'y avoir lieu à annulation de la cession du bail rural effectuée le 31 mai 2012 par Mme H... I... épouse V... en faveur de ses trois fils, MM. Y..., S... et O... W... et d'AVOIR débouté Mme G... K... veuve I... de sa demande de résiliation du contrat de bail et de ses demandes subséquentes ;

AUX MOTIFS QUE sur la demande de résiliation du bail ; qu'en application de l'article L. 411-31 II 1° du code rural, le bailleur peut demander la résiliation du bail s'il justifie d'une contravention aux dispositions de l'article L. 411-35 ; qu'aux termes de l'article L. 411-35 du code rural, toute cession de bail est interdite sauf si la cession est consentie, avec l'agrément du bailleur, au profit des descendants du preneur ayant atteint l'âge de la majorité. A défaut d'agrément du bailleur, la cession peut être autorisée par le tribunal paritaire ; qu'en autorisant ces cessions familiales, le législateur donne une dimension familiale au statut des baux ruraux, en correspondance avec la volonté de soutenir une exploitation moyenne et de faciliter la transmission des exploitations ; qu'en l'espèce, il ressort de pièces produites que par acte notarié du 6 janvier 1990, les époux I... ont consenti une donation-partage à leurs trois enfants (P..., D... et H... I...), que le lot [...] attribué à P... I... en nue-propriété comprenait les parcelles objet du bail initial du 1er mars 2002 conclu au profit de Mme H... I... épouse V..., que les donateurs se sont réservés l'usufruit des terres, que le 1er avril 2009, la preneuse a créé, suivant acte sous seing privé du 1er avril 2009, l'Exploitation Agricole à Responsabilité Limitée (EARL) dénommée Tertre Doux, que par acte sous seing privé du 31 mai 2012, Mme H... V... a arrêté son activité et a cédé la totalité de ses parts sociales détenues dans l'Earl à ses fils (MM Y..., S... et O... W...) qui ont ensuite transformé l'Earl en Scea Tertre Doux ; qu'il n'est pas contesté qu'après les décès successifs de M. P... I... en 2001 et des donateurs, en 2008 et en 2013, Mme G... K... veuve I... est désormais, depuis le 29 novembre 2013, seule usufruitière des biens loués mais ne l'était pas lors de la conclusion du contrat de bail ; que par courrier du 15 mars 2012, Mme T... I... a, en sa qualité de seule usufruitière donné son autorisation à la cession du bail rural au profit de la Scea Tertre Doux, et ce jusqu'à son terme ; que par courrier du 3 juillet 2012, MM Y... et S... W... ont informé leur grand-mère et bailleresse du départ à la retraite de leur mère, de sa démission de la gérance et de leur nomination en tant que co-gérants au sein de la Scea issue de la transformation de l'Earl ; que comme l'a justement relevé le premier juge, le changement d'exploitant des terres louées intervenu le 31 mai 2012 accompagné de la cessation d'activité de Mme H... V... constitue en droit, une cession de bail devant être soumise à l'accord préalable du bailleur ; que Mme K... soutient que cette cession est nulle car contraire à l'article L. 411-35 et aux dispositions contractuelles qui prohibent toute cession hors du cadre familial précisé, qu'elle ait été ou non autorisée par le bailleur, qu'une personne morale n'est ni le conjoint, ni le descendant du preneur et qu'il importe peu que la Scea soit constituée des descendants de la preneuse puisque la cession n'a pas été consentie à ceux-ci mais à la société qui n'a aucun lien de parenté avec Mme I... ; que Mme H... V... soutient quant à elle qu'il importe peu que l'actionnariat de l'Earl Tertre Doux ait été modifié le 31 mai 2012 alors qu'elle a cédé ses parts à ses trois enfants issus de sa première union avec M. W... et que Mme K... était parfaitement informée de la situation et de ces opérations qui ont été conduites en toute transparence et dans la légalité ; qu'il ressort des statuts de la Scea Tertre Doux que la cession de parts sociales intervenue le 31 mai 2012 n'a apporté aucune modification aux statuts de l'Earl, que la transformation n'entraîne pas de novation, qu'elle est faite sans apport de fonds ni modification du capital social ; que par ailleurs, les dispositions contractuelles du contrat litigieux prévoient, avec l'autorisation préalable du bailleur, la possibilité de faire apport de son droit au bail à toute Scea ou à tout groupement de propriétaires ou d'exploitants ; qu'ainsi contrairement à ce qu'a retenu le premier juge, il y a lieu de considérer que la cession a été faite au profit des descendants de la preneuse qui ont fait le choix de s'associer sous la forme juridique d'une Earl puis d'une Scea, ce que n'exclut pas l'article L. 411-35 ; que Mme I... avait toute légitimité pour autoriser seule la cession au profit des trois enfants de la preneuse, ce qu'elle a fait expressément dans son courrier du 15 mars ; que rien n'établit une fraude ni même une absence de bonne foi et Mme V... justifie avoir informé et sollicité l'accord de sa bailleresse, régulièrement et de façon transparente ; que de surcroît, les statuts de la Scea prévoient que cette société a pour objet l'exploitation et la gestion des biens agricoles et généralement l'exercice d'activités réputées agricoles, ce qui est conforme à l'objet du contrat de bail rural qui prévoit une mise à disposition à titre onéreux d'immeubles à usage agricole en vue de leur exploitation pour une longue durée ; que le jugement sera en conséquence infirmé en toutes ses dispositions et il ne sera pas fait droit à la demande de résiliation du bail rural et aux demandes subséquentes ;

1) ALORS QUE tout jugement doit être motivé ; que la contradiction de motifs équivaut au défaut de motifs ; qu'en retenant d'une part, que « par courrier du 15 mars 2012, Mme T... I... a, en sa qualité d'usufruitière, donné son autorisation à la cession du bail rural au profit de la Scea Tertre Doux, et ce jusqu'à son terme » (cf. arrêt, p. 4, § 6) et, d'autre part, que « Mme I... avait toute légitimité pour autoriser seule la cession au profit des trois enfants de la preneuse, ce qu'elle a fait expressément dans son courrier du 15 mars » (cf. arrêt, p. 5, § 5), la cour d'appel qui s'est contredite, a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

2) ALORS QUE la cession d'un bail rural au profit d'une personne morale, même constituée entre les descendants du preneur, est prohibée ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que par lettre du 15 mars 2012, T... I... avait, en sa qualité de seule usufruitière, donnée son autorisation à la cession du bail rural au profit de la Scea Tertre Doux, et ce, jusqu'à son terme ; qu'en décidant néanmoins qu'il n'y avait pas lieu à annulation de cette cession et en déboutant G... I... de sa demande de résiliation du bail, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les articles L. 411-31 et L. 411-35 du code rural et de la pêche maritime ;

3) ALORS, en toute hypothèse, QUE les juges du fond ne doivent pas dénaturer les écrits clairs et précis produits par les parties à l'appui de leurs prétentions ; qu'en l'espèce, par acte sous seing privé du 15 mars 2012, T... I... certifiait « Je soussignée, Mme I... T..., usufruitière de terres agricoles faisant l'objet d'un bail à long terme établi le 1er mars 2002 par M., Mme I... F... et les Consorts I... P... au profit de Mme H... I..., épouse V..., autorise la cession de ce bail au profit de la Scea Tertre Doux, et ce jusqu'à son terme » ; que pour débouter G... I... de ses demandes d'annulation de la cession du bail, de résiliation de ce bail et d'expulsion, la cour d'appel a considéré que « Mme I... avait toute légitimité pour autoriser seule la cession au profit des trois enfants de la preneuse, ce qu'elle a fait expressément dans son courrier du 15 mars » ; qu'en statuant ainsi quand l'autorisation de cession produite par Mme V..., avait été accordée par T... I... au profit de la Scea Tertre Doux et non pas au profit des trois enfants de la preneuse, la cour d'appel a dénaturé ce document et violé l'article 1134 devenu 1103 du code civil ;

4) ALORS QUE le juge ne doit pas dénaturer le sens clair et précis des conclusions des parties ; que dans ses conclusions d'appel, Mme V... prétendait que « Mme T... A... veuve I... était en droit, en sa qualité de seule et unique usufruitière sur les 29 ha 73 a 00 ca dont s'agit, d'autoriser la cession du bail rural au profit de l'Earl Tertre Doux dont la seule et unique associée n'était autre que sa fille, Madame H... I... épouse V..., titulaire du bail » (concl. p. 4) ; que Mme I... faisait valoir que « dès lors que la Scea Tertre Doux n'est ni le conjoint ni le partenaire de Pacs, ni le descendant de Mme H... I..., la cession du bail à son profit constitue une violation des dispositions précitées de l'article L. 411-35 du code rural et de la pêche maritime » et qu'il « importe peu que la Scea Tertre Doux soit constituée des descendants de Mme H... I..., puisque la cession n'a pas été consentie à ceux-ci, mais à la société, qui ne peut pas, de facto, avoir un lien de parenté avec Mme H... I... » (cf. concl. p. 5), de sorte que les parties s'accordaient à affirmer que la cession litigieuse avait été réalisée au profit de la Scea Tertre Doux ; que dès lors, en affirmant que « contrairement à ce qu'a retenu le premier juge, il y a lieu de considérer que la cession a été faite au profit des descendants de la preneuse qui ont fait le choix de s'associer sous la forme juridique d'une Earl puis d'une Scea, ce que n'exclut pas l'article L. 411-35 » (cf. arrêt, p. 5, § 4), la cour d'appel qui a dénaturé les termes du litige, a violé l'article 4 du code de procédure civile ;

5) ALORS QUE le juge ne peut fonder sa décision sur un moyen qu'il a relevé d'office sans avoir, au préalable, invité les parties à s'en expliquer ; qu'en l'espèce, aucune des parties n'alléguait que l'autorisation de cession pouvait être considérée comme l'acceptation par T... I... d'un apport du droit au bail au profit de la Scea Tertre Doux ; qu'en refusant d'annuler la cession du bail rural effectuée le 31 mai 2012 au motif que les stipulations de la cession de parts sociales du même jour prévoyait, avec l'autorisation préalable du bailleur, la possibilité de faire apport de son droit au bail à toute Scea ou à tout groupement de propriétaires ou d'exploitants et que les statuts de la Scea prévoyaient que cette société a pour objet l'exploitation et la gestion des biens agricoles et généralement l'exercice d'activités réputées agricoles, ce qui est conforme à l'objet du contrat de bail rural qui prévoit une mise à disposition à titre onéreux d'immeubles à usage agricole en vue de leur exploitation pour une longue durée, la cour d'appel qui a fondé sa décision sur un moyen relevé d'office sans avoir préalablement invité les parties à présenter leurs observations, a violé l'article 16 du code de procédure civile.