"Nous estimons qu’en décidant de ne pas examiner sous l’angle de l’article 2 de la Convention un cas de maltraitance sur enfant ayant entraîné la mort, la Cour néglige d’une part la spécificité des violences domestiques en tant que phénomène social à part entière et, d’autre part, la vulnérabilité particulière des enfants affectés par pareilles violences. Dans l’arrêt Talpis c. Italie (no 41237/14, 2 mars 2017), .../...Partant, étant donné que les risques spécifiques auxquels les enfants sont exposés lorsqu’ils subissent des violences domestiques doivent être dûment pris en considération, nous pensons que le cas d’espèce devait être examiné sous l’angle de l’article 2 de la Convention. Nous regrettons que le présent arrêt échoue à transmettre un message clé : sans mesures promptes et adéquates des pouvoirs publics, les violences graves subies par un enfant dans le contexte familial risquent d’être fatales."

 

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES YUDKIVSKA ET HÜSEYNOV

(Traduction)

 

Nous avons voté avec nos estimés collègues en faveur de tous les points figurant au dispositif de l’arrêt. Nous ne pouvons néanmoins partager l’approche, adoptée au paragraphe 134, qui consiste à dire – bien qu’il eût été établi que l’enfant (M.S.), alors âgée de 8 ans, avait succombé à des mauvais traitements graves – que « la Cour estime approprié d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 3 de la Convention ». Il convient de souligner que l’arrêt n’offre aucune explication propre à justifier pareille approche.

Nous estimons qu’en décidant de ne pas examiner sous l’angle de l’article 2 de la Convention un cas de maltraitance sur enfant ayant entraîné la mort, la Cour néglige d’une part la spécificité des violences domestiques en tant que phénomène social à part entière et, d’autre part, la vulnérabilité particulière des enfants affectés par pareilles violences. Dans l’arrêt Talpis c. Italie (no 41237/14, 2 mars 2017), la Cour a noté que « le risque d’une menace réelle et immédiate [contre la vie] doit être évalué en prenant dûment en compte le contexte particulier des violences domestiques », insistant plus spécifiquement sur l’obligation « de tenir compte du fait que des épisodes successifs de violence se réitèrent dans le temps au sein de la cellule familiale » (§ 122). Ainsi, le « critère Osman », en vertu duquel il doit être établi que « les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie » pour que naissent les obligations positives de l’État à cet égard, exige une prise en compte appropriée des spécificités des violences domestiques ‑ en l’espèce, des sévices infligés à une enfant plusieurs années durant par ses parents. Or, nous savons par les tristes statistiques et études publiées sur le sujet que pareilles violences se poursuivent généralement, en d’autres termes qu’elles ne sont pas un incident isolé mais se réitèrent et, bien souvent, gagnent en intensité.

Toutes les victimes de violences domestiques peuvent être considérées comme vulnérables (Talpis, précité, § 99), mais les enfants le sont de toute évidence plus encore que les autres. En effet, les enfants sont bien trop démunis face à leurs bourreaux et ils sont incapables de se défendre. En outre, ainsi que le Comité des droits de l’enfant l’a souligné dans son observation générale no 13 (2011), « Les bébés et les jeunes enfants sont plus vulnérables que les autres en raison de l’immaturité de leur cerveau en développement et de leur complète dépendance vis-à-vis des adultes » (§ 72 f)). Il est largement admis que les violences contre les enfants peuvent avoir des conséquences fatales. Compte tenu de leur vulnérabilité, les enfants qui subissent des violences graves sont exposés à un danger de mort. Dès lors, dans ce contexte particulier, le critère Osman est satisfait à raison du caractère « réel » de la menace, en d’autres termes à raison du fait qu’il existe une forte probabilité que le risque se matérialise si les pouvoirs publics ne font pas preuve de la diligence requise.

À cet égard, nous estimons qu’il est nécessaire de se rapporter à l’étude menée par l’Inspection générale des affaires sociales, selon laquelle un enfant est tué par l’un de ses parents tous les cinq jours (http://www.justice.gouv.fr/art_pix/2018-044%20Rapport_Morts_violentes_enfants.pdf ). Il ressort de cette étude – et c’est ce point qui est important – que « plus de la moitié des enfants concernés avaient subi avant leur mort des violences graves et répétées [...] souvent repérées par des professionnels. Des signes avant-coureurs existaient et avaient été signalés. Pour autant, cela n’a pas permis de protéger les enfants. »

Dans le cas d’espèce, le « signalement pour suspicion de maltraitance » (paragraphe 11) qui fut adressé au procureur de la République le 19 juin 2008 et qui recensait les marques découvertes sur le corps de M.S. au cours de l’année scolaire 2007-2008 était clair : il montrait que l’enfant était régulièrement victime de mauvais traitements. À douze reprises sur cette période de huit mois, les mauvais traitements subis par l’enfant laissèrent des traces visibles sur son corps. M.S. était régulièrement rouée de coups par ses parents. Cela signifiait clairement que sa vie était en danger. Le parquet fut alors informé du déménagement de la famille – le troisième ! ‑ (paragraphe 21). Cet événement semblait suspect. Pourtant, le parquet « classa le dossier sans suite, au motif que l’infraction alléguée était « insuffisamment caractérisée » » (paragraphe 23).

En conséquence, la longue série de mauvais traitements a résulté en la mort de l’enfant. Si, comme la Cour l’a dit dans l’arrêt D.M.D. c. Roumanie, no 23022/13, § 50, 3 octobre 2017), les enfants doivent « bénéficier d’une protection supérieure, pas moindre, contre les violences », nous devons être clairs : dès lors que la Cour examine, comme elle l’a fait au paragraphe 160 du présent arrêt, « si, à l’époque des faits, l’État défendeur aurait dû avoir conscience du risque pour M.S. d’être victime de mauvais traitements », c’est un risque réel pour la vie dont il est question. Partant, les obligations de l’État au titre de l’article 2 de la Convention sont en jeu.

Il est indiqué dans l’étude mentionnée ci-dessus que « la mort de ces enfants dans des conditions effroyables (traumatisme crânien, morsures, lésions cérébrales, fractures multiples, etc.) est la résultante d’une escalade continue de violences physiques ou psychologiques que personne n’a réussi à détecter ou à arrêter. »

De toute évidence, un parent qui bat régulièrement son enfant continuera à le faire, à moins d’en être empêché par autrui. Comme nous le dit Nicolas Machiavel, « [p]our prévoir l’avenir, il faut connaître le passé [...]. Créés par les hommes animés des mêmes passions, ces événements doivent nécessairement avoir les mêmes résultats. »

Naturellement, la famille est une valeur importante, et les enfants sont eux aussi précieux. C’est lorsque la famille devient une source de danger que naît le problème, et c’est là que les autorités doivent intervenir, de manière prompte et adéquate. Un enfant dont la vie est en danger au sein de sa cellule familiale doit être sauvé conformément aux dispositions législatives applicables et aux moyens institutionnels efficaces qui relèvent des obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention.

Partant, étant donné que les risques spécifiques auxquels les enfants sont exposés lorsqu’ils subissent des violences domestiques doivent être dûment pris en considération, nous pensons que le cas d’espèce devait être examiné sous l’angle de l’article 2 de la Convention. Nous regrettons que le présent arrêt échoue à transmettre un message clé : sans mesures promptes et adéquates des pouvoirs publics, les violences graves subies par un enfant dans le contexte familial risquent d’être fatales.